Page:Guyon - Histoire d’un annexé (souvenirs de 1870-1871).djvu/68

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— Peut-être, n’oseront-ils s’approcher si près de Thionville ; et ils n’ont pas de ponts pour passer la Moselle, disaient les autres. »

Mais ce n’étaient pas les rivières qui pouvaient les arrêter.

Ma mère et Wilhelmine pleuraient ; les hommes songeaient à leurs fils qui étaient à Thionville, et moi, j’étais triste, parce que je pensais qu’il allait falloir nous séparer encore. J’étais résolu, aussitôt reposé, à tenter l’entrée dans Thionville, avant que la place ne fût cernée par les troupes allemandes.

Ce jour-là, nous étions allés au moulin passer la soirée chez le père Frank : Wilhelmine était venue nous chercher et nous étions partis bras dessus bras dessous, causant des beaux jours écoulés et un peu de l’avenir.

Nous nous étions promenés dans le grand jardin, pour revoir les fleurs et les arbustes que nous avions plantés et quand la nuit était venue, nous avions rejoint les vieux, dans la grande chambre, où l’on se rassemblait pour les soirées d’hiver.

Le père Frank était allé chercher une cruche de son vieux vin de Guentrange et nous nous pensions revenus au bon temps.

À la nuit, le vent s’était élevé et il commençait à pleuvoir.

Tout à coup le garçon meunier entra, il était très pâle.

« Les Prussiens ! dit-il, à demi-voix, ils arrivent dans le village ! »

Nous nous levâmes tous les quatre : le père Frank courut à son fusil, suspendu au-dessus de la porte ; ma mère et Wilhelmine se serrèrent l’une contre l’autre, toutes tremblantes ; moi, j’en avais trop vu pour les craindre, et je m’élançai vers le meunier :

« Laissez cette arme, monsieur Frank, elle ne servirait qu’à vous faire égorger, avec tout le village. Que voulez-vous faire seul contre une armée. »