sait de nouveau à l’interprète et recommençait pour lui l’histoire lamentable d’une voix plus basse, le suppliant des yeux de tout répéter fidèlement, de ne rien intercepter de la vérité. Et voici ce que l’interprète traduisit :
— Il allait tout dire à Son Excellence, lui expliquer ce qui s’était passé depuis le commencement, sans rien changer ni omettre, afin qu’on sût qui avait commis des fautes, et qui en avait souffert ; qui était responsable et méritait le blâme. Malgré qu’il fut trop tard. Trop tard ! Juste au moment où il avait retrouvé celle qu’il cherchait ; au moment où il allait pouvoir lui parler, la convaincre, dissiper le long malentendu, voici que la main cruelle du destin était intervenue pour frapper encore un coup, le coup irréparable, sceller sans appel une erreur qui durerait maintenant toute l’éternité, faire une loque sanglante d’une femme saine, forte et belle, le désir de ses entrailles, l’orgueil d’Israël…
Ils s’étaient fiancés, voilà de cela trois ans, dans ce village du Gouvernement de Lodz. Elle avait dix-sept ans à cette époque, et les yeux de tous les jeunes hommes se tournaient vers elle, à cause de sa grande beauté. Mais c’était lui qu’elle avait choisi, et leurs parents avaient approuvé leurs fiançailles et les avaient bénis. Il était très pauvre, si pauvre qu’il ne pouvait espérer l’épouser de longtemps, parce qu’il ne gagnait pas assez pour deux ; et elle n’avait pour elle que sa jeunesse chaste, ses mérites de ménagère économe et prudente, et la beauté de son corps. Mais, de savoir qu’elle serait à lui quelque jour, qu’elle couperait sa chevelure pour n’être aimée que de lui, et qu’elle lui donnerait des enfants, l’avait rempli d’un courage si prodigieux qu’il se battait avec la vie comme un géant, insoucieux des fatigues, des privations et des déboires d’une existence sordide et dure.
Car la vie était terriblement dure pour les Juifs du Gouvernement de Lodz. Traqués, opprimés, pressurés sans relâche, ils ne pouvaient que vivre à la dérobée leurs faibles vies et goûter à la dérobée leurs faibles joies, en attendant que l’Innommable se souvint