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écoutât la déposition de cet homme sans lui demander d’abréger.

— Il avait attendu si longtemps qu’un jour elle avait enfin passé par là, et quand il l’avait vue il n’avait pu trouver la force de lui parler de suite, tant elle était changée. Toujours belle ; mais plus pâle et plus maigre, l’air las, et des yeux où il ne restait plus rien de vivant qu’un grand orgueil. Quand il l’avait vue ainsi, il avait compris qu’il l’aimait encore plus qu’il n’avait pensé. Et au moment où il allait lui parler elle l’avait vu à son tour, et elle avait fui devant lui.

Elle avait fui devant lui, qui l’aimait. Sûrement ce n’était pas qu’elle craignit un châtiment ou une vengeance ; c’était plutôt l’instinct d’un être que le repentir a blessé ; un conseil irrésistible de son orgueil ; la honte de subir un pardon humiliant.

Mais s’il avait pu lui parler il aurait bien su l’attendrir et la convaincre, lui montrer que c’était lui qui suppliait, qu’il avait souffert autant qu’elle, et sans jamais la condamner dans son cœur, lui rappeler son grand amour. S’il avait pu lui parler… mais à sa vue elle s’était jetée dans la rue comme une bête poursuivie… et le choc qui l’avait surprise… et, Oh ! Dieu unique ! L’horreur du beau corps broyé !

Il l’aimait.

La voix rauque s’éleva avec des accents d’agonie ; les mains qui saillaient des manches effrangées pétrirent le vide en gestes de torture ; les yeux ternes s’étaient illuminés dans le masque blême criblé de marques malsaines et flambaient d’une lueur de désir poignant de grief insupportable. L’homme s’était tourné vers les jurés et semblait leur jeter une lamentation éperdue, une protestation contre la stupidité atroce du sort, contre l’iniquité des hommes et des dieux…

Quand il se tut, l’interprète sembla vouloir parler, hésita un peu, ébaucha un geste gauche, et répéta :

Il l’aimait.