Page:Hémon - La rivière, Le Vélo, 1904-01-01.djvu/9

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Ce n’est qu’un jeu et je me moque de moi-même, mais il est certains soirs où je me surprends à les attendre vraiment, et je retiens mon souffle, les muscles bandés pour la fuite ou la défense, tremblant de froid et d’anxiété dans les ténèbres.

Et le premier bruit qui rompt le silence : une motte de terre s’effritant dans l’eau, le cri plaintif d’un oiseau de nuit dans la campagne, m’est un prétexte pour me détendre soudain, et descendre le courant dans un effort furieux, d’un rythme qui va s’exaspérant, jusqu’aux dernières brasses affolées qui me jettent à la berge, haletant, et les mains tendues pour saisir.

D’autres fois… mais, en vérité, elles doivent sembler ridicules à tout autre, les chimères amies qui peuplent pour moi ma rivière ; mais, brouillard ou soleil, nuit ou lumière, jamais elle n’a manqué un seul soir de me donner le repos tranquille et l’oubli, et, d’année en année, elle m’a fait plus fort et meilleur.

Il y a des matins maussades et gris où je sens gémir en moi, sous le ciel brouillé, tout ce qui peut y dormir de mécontentement et d’amertume ; des soirs pesants où je suis sans raison triste et fatigué ; et, plus redoutables encore, de belles journées venteuses et claires où je sens ma force monter en moi, quand l’air frais et le soleil hésitant font aux femmes, dans la rue, des figures de vierges tendres.

Mais il me suffit, pour retrouver ma paix heureuse, de songer à l’eau qui m’attend là-bas, l’eau tranquille, froide et profonde, où je sauterai d’un bond, et qui se refermera sur moi.

Louis Hémon
(Prix d’honneur du Concours de Vacances)