Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/34

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mes ! » et regarda le ciel rose avec hostilité, le fait d’être levée à temps pour voir l’aurore étant la preuve amère de sa servitude. Mais ce ne fut que quand elle se retrouva à l’atelier à sa place coutumière, attelée de nouveau à la longue tâche fastidieuse, qu’elle goûta tout à fait l’horreur de la vie qui recommençait.

Il se pourrait fort bien que dans vingt-cinq ans elle fût encore là. Vingt-cinq ans ! elle essaya de se représenter combien cela faisait de jours, et abandonna bientôt le calcul, arrivée à des chiffres tels qu’ils cessaient d’avoir aucun sens. Le ronronnement continu des machines sans heurts, inlassables, rapides, exemptes des imperfections et des faiblesses d’une humanité précaire, et toutes ces choses qui tournaient sans arrêt, les volants, les longues tiges d’acier, les courroies et les engrenages, c’étaient des vies, des vies, des vies qui passaient. Elles se suivaient en longues files inépuisables, faisaient quelques tours rapides, s’usaient et passaient dans le vide, remplacées par d’autres, toutes résignées et dociles. D’innombrables générations se succédaient sans plainte, et déjà la machine appelait de son ronronnement doux les petites filles qui avaient cru lui échapper.

L’heure du déjeuner amena toutes les amies, qui exigeaient le récit détaillé de tout ce qui s’était passé, de ce qu’avait dit le directeur du « Paragon » et de la façon dont elle allait dépenser les deux souverains. Mais Lizzie n’était pas en humeur de causer : la curiosité de ces prétendues amies lui parut sotte et vulgaire, et leurs exclamations diverses, qui se traduisaient toutes par : « A-t-elle de la chance, cette Lizzie ! » la choquèrent comme des propos déplacés au cours de funérailles. Car elle portait en terre ce jour-là un grand secret plein d’orgueil, quelque chose comme les restes d’une personne de haute naissance qui aurait vécu en exil et dont, même après sa mort, il serait interdit de révéler le nom. Elles ne comprenaient pas, les autres ; elles ne comprendraient jamais ! et elles l’ennuyaient. Naturellement, quand elle montra sa mauvaise humeur, on l’accusa de vanité ridicule, et les camarades coupèrent court à leurs félicitations pour dire d’un ton moqueur :

— Ah ! ça paraît dur de se remettre au travail quand on a passé sur les planches ! Il faudra pourtant s’y faire ma fille !

Lizzie répondit :

— Peut-être !

Et elle rentra la première à l’atelier.

Les machines tournaient toujours ; il semblait qu’elles dussent continuer ainsi pendant des siècles et des siècles et que toutes les générations du futur suffiraient à peine à assurer leur besogne ; mais Lizzie n’était plus disposée à se résigner. Une fièvre de révolte haletait en elle et fai-