Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/7

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égal les petites voitures où des marchands ambulants débitaient des coquillages empilés dans une soucoupe et arrosés de vinaigre, ou des morceaux d’anguille flottant dans une gelée molle ; aussi les tas de bananes et de pommes, les gâteaux recouverts de sucre et les débris de chocolat suisse vendus au rabais.

D’ailleurs il y avait bien d’autres choses à voir dans Mile-End road. Devant les portes du « Pavillon » des affiches illustraient les phases les plus tragiques du drame en cours. L’une d’elles montrait le bandit mondain, revêtu d’un habit de chasse écarlate, serrant sur sa poitrine avec un rictus hideux l’héroïne dont le visage se convulsait d’indignation. Une autre représentait le « ring » et deux pugilistes aux torses nus ; l’un d’eux, qui venait de jeter son adversaire à terre, étendait le bras vers un homme dans la foule et prononçait d’une voix terrible : « Voilà l’homme qui m’a volé mon épouse ! » La terreur abjecte du misérable et le juste courroux du boxeur étaient reproduits en tons vifs et d’une façon saisissante.

Enfin il y avait la foule : le flot incessant d’humanité qui oscillait entre Whitechapel et Stepney, passant, regardant, marchandant, passant sans relâche. Il semblait que toute la lumière fût concentrée sur le trottoir et que le reste ne fût qu’un grand noir profond. Des gens sortaient de l’obscurité : sous la clarté des vitrines ou les flammes fumeuses des lampes de forains leurs figures s’illuminaient, devenaient un instant proches et vivantes, et disparaissaient de nouveau. La plupart n’offraient pour Lizzie aucun intérêt : c’étaient des gens comme on en voit tous les jours, même dans Faith street ; des ouvriers qui passaient avec leurs femmes, une pipe en terre à la bouche et un enfant dans les bras ; des amoureux ; des mères de famille achetant leurs provisions du dimanche ; la jeunesse dorée de Mile-End, flânant indolemment sous la voûte de la brasserie où l’on débite de la bière par deux fenêtres. Lizzie n’y faisait pas attention. Mais quand passait un groupe de jeunes juives, portant avec aisance leurs toilettes cossues, elle les suivait d’un regard hostile et pourtant chargé d’admiration.

L. Hémon.
(À suivre)