Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
FEUILLETON DU TEMPS
DU 4 MARS 1908 (2)
LIZZIE BLAKESTON

Mr. Blakeston père, dans ses moments d’éloquence, se plaisait à tonner contre ces étrangers, importés évidemment de pays à demi sauvages, qui venaient s’établir par myriades dans l’East-End et arracher leurs moyens d’existence aux honnêtes travailleurs. Il ne se lassait jamais de flétrir conjointement eux et le gouvernement qui les tolérait. Le mépris héréditaire de l’ouvrier anglais pour les « forriners » se mêlait chez lui à l’âpre rancune des dépossédés envers les concurrents plus économes ou plus habiles. Lizzie l’avait entendu maintes fois traiter ce thème, et elle embrassait tous les immigrés de Whitechapel et d’alentours dans le même écrasant dédain, qui se mélangeait de crainte presque superstitieuse.

Envers les hommes, le dédain prédominait ; leur nez charnu, leurs yeux encore inquiets, leur lippe parfois arrogante et parfois servile les marquaient, aux yeux de Lizzie, du sceau indiscutable des races inférieures, mal connues, latines, turques ou nègres, qui s’agitent dans les contrées vagues du Sud, sur lesquelles ne règne pas encore la paix britannique. Mais quand des jeunes filles de la deuxième génération passaient ensemble, roulant des hanches dans leurs robes opulentes, copieusement poudrées, un soupçon de rouge aux lèvres, les yeux profonds, grasses et fortes, l’air insolent, le cœur de Lizzie débordait d’amertume et d’envie. C’était l’injustice écrasante du sort, le crève-cœur du bonheur immérité d’autrui, le fardeau d’extravagants désirs et la certitude de leur futilité ; car Lizzie ne croyait guère aux miracles. Et elle s’en allait.

Faith street s’ouvrait dans la nuit comme un couloir obscur ; il y avait une attente prudente au bas de l’escalier, l’oreille tendue, afin d’apprendre si Mr. Blakeston père n’avait pas, ce soir-là, l’humeur mauvaise. Et si rien n’indiquait un danger immédiat, on allait se coucher sans bruit.


Un jour vint où la robe de velours groseille se révéla vraiment par trop insuffisante : Lizzie avait grandi, et comme fort naturellement elle