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VIII
PRÉFACE

au courant d’indifférence et de corruption verbale qu’il faut incessamment remonter pour nous tenir au niveau de la bonne langue française, on peut facilement évaluer la dépense de bonne volonté que la formation littéraire exige de nos écrivains : et l’on doit aussi admettre qu’il ne leur reste guère les moyens d’acquérir par surcroît les connaissances générales et spéciales, la facilité et l’originalité qui font les œuvres parfaites. Dans de pareilles conditions, l’écrivain canadien-français qui ne se croit pas forclos en littérature, mais qui se risque et parvient à faire œuvre artistique, ne mérite pas seulement l’indulgence et l’admiration : il mérite de réussir. Ce serait toutefois l’illusionner que de lui promettre, dans le roman, les succès que la carrière littéraire fait entrevoir aux écrivains, en d’autres pays que le nôtre.

La littérature proprement dite n’est donc encore qu’un art d’agrément chez nous, et nos jeunes littérateurs feraient bien d’y prendre garde et de ne point s’aller jeter dans le roman comme dans un métier facile et lucratif ; car rien n’égalerait leurs mécomptes et leur déception. Ce métier est vraiment si difficile et si déficitaire, chez nous, que la seule raison plausible, pour nos littérateurs, d’entreprendre la composition d’un roman, c’est de se consacrer à une œuvre d’art et de n’en attendre nulle autre récompense que le mérite et la joie d’avoir fait besogne d’artiste. Ars severa, gaudium magnum. Et c’est encore à supposer que l’effort, le travail de création, d’autant plus laborieux et angoissant que l’artiste est plus consciencieux, ne décourage pas dès l’abord le littérateur canadien imparfaitement préparé à cet effort et tenant pour une insuffisante compensation la seule joie intime de la réussite ; car il sait bien que le public ne lui en saura gré qu’imparfaitement. Dans son charmant Art de lire, le regretté Faguet fait cette constatation : « La vie n’est pas liseuse, puisqu’elle n’est pas contemplative. L’ambition, l’amour, l’avarice, les haines, particulièrement les haines politiques, les jalousies, les rivalités, les luttes locales, tout ce qui fait la vie agitée et violente, éloigne prodigieusement de l’idée même de lire quelque chose. » Et il cite à l’appui cette observation de La Bruyère : « Personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage. » En écrivant ainsi, Faguet songeait à ce qui se passe en France. Qu’eût-il écrit, grands dieux, sur notre disposition à la lecture !

Il n’en est pas moins regrettable que le roman n’ait