Page:Hémon - Maria Chapdelaine, 1916.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
IX
PRÉFACE

pas encore ouvert une carrière aux écrivains du Canada ; car notre peuple, peu friand des ouvrages de nos historiens qui lui fourniraient cependant les raisons d’aimer le pays et de croire à son avenir, apprendrait par nos romanciers à connaître ses avantages et ses beautés. Le roman deviendrait ainsi, chez nous, un puissant facteur d’éducation et de patriotisme — à la condition que nos romanciers se rendissent compte de cette mission. Depuis quelques années, notre littérature a produit quelques bons romans ; mais combien aussi d’insipides, de factices, de déjà lus, de truculents, de crus et de grossiers auxquels leurs fausses rabelaiseries ne confèrent cependant aucun titre rabelaisien ; car ils se sont contentés de « passer au-delà du pire » sans jamais se rendre « jusqu’à l’exquis », et de ne pratiquer que la basse de la gamme de Rabelais, telle que La Bruyère l’a établie.

Le roman est cependant le premier et souvent l’unique livre du peuple, en tout cas le plus accessible au peuple : c’est dire son influence et ses devoirs. Aussi nous semble-t-il que notre littérature devrait faire mauvais accueil à un roman dont l’auteur n’a pas accompli ces trois efforts :

1.o Signifier quelque chose, c’est-à-dire, par exemple, inciter le lecteur à l’étouffement d’un abus ou l’encourager à l’admiration d’un état de choses avantageux ; retracer une époque de notre histoire ; reconstruire un village, un édifice disparu ou remplacé ; relater les hauts ou bas faits d’un personnage dont le nom n’est pas à sa ligne dans nos annales ; rappeler une légende évoquant les mœurs de nos ancêtres ; dans un esprit scientifique résoudre un problème ou expliquer un phénomène dans ses causes et ses effets ; décrire des traditions et des coutumes locales qui font connaître une des classes-types de notre population ou de notre nationalité ; amalgamer des aventures et en imaginer si l’on veut, pour empêcher ses clients de s’endormir, mettre même de l’esprit et de la fantaisie à la rencontre, si cet esprit pétille et si cette fantaisie est fraîche ; mais ne jamais s’éloigner du but national du roman véritable qui est de laisser de précieuses notions d’art, de morale ou d’histoire dans l’esprit du lecteur.

2.o Montrer généralement nos compatriotes sous leur meilleur aspect, et non point se borner complaisamment à l’examen de leurs infirmités et de leurs ridicules, afin de ne pas résolument faire croire à l’étranger que les Canadiens sont des crétins ou des barbares.

3o, Faire aimer la langue française en l’écrivant d’une façon plus que convenable ; faire parler ses personnages