gens ont imaginé des républiques ou des principautés qu’on n’a jamais vues ni connues. Mais pourquoi ces rêveries ? Il y a une telle distance de la façon dont on vit, à celle dont on devrait vivre, que l’étude exclusive de cette dernière apprend à se corrompre, plutôt qu’à se maintenir dans la droite voie. Quiconque veut, en tout et partout, se conduire en homme de bien, est inévitablement destiné à périr parmi tant de méchants. Le prince qui voudra conserver le pouvoir devra donc apprendre à n’être pas toujours bon, mais à employer le bien et le mal selon le besoin. » Et, d’accord avec ce qui précède, il dit dans sa dissertation sur Tite-Live : « Partout où il s’agit de prendre une résolution dont dépend le bien de l’État, on ne doit pas se laisser retenir par des raisons de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, d’honneur ou de honte, il faut faire fi de tout le reste, et choisir ce qui peut sauver l’État et la liberté. » (Discours, III, 41). Quiconque ne peut se dépouiller ainsi des idées morales courantes, doit vivre en homme privé, et ne pas se hasarder parmi les gouvernants (I, 26).
On ne voit pas clairement si Machiavel tient la justice et le sentiment de l’honneur, qui en de certains cas empêchent l’action politique nécessaire, pour des vertus réelles ou simplement imaginaires. En différents passages (par exemple dans le Prince, chap. VIII), il parle de qualités qui, en apparence sont des vertus, et qui pourraient pourtant amener la ruine du prince. Il ne s’arrête pas davantage aux grands problèmes qui apparaissent ici, c’est-à-dire aux rapports entre l’éthique de l’homme privé et l’éthique de l’homme d’État. Se trouverait-il ici une opposition de principe entre deux sortes de vertu ? Ou ne serait-ce pas une méprise que de nommer vertu une qualité qui prive d’un bien le cercle entier touché par l’estimation ? Machiavel se rend coupable ici d’une ambiguïté que plusieurs déclamateurs modernes contre la « morale » partagent avec lui. Il semble qu’il veuille dépasser l’antinomie du bien et du mal, et pourtant il ne vise qu’à trouver une estimation nouvelle des valeurs, c’est-à-dire une application nouvelle des notions du bien et du mal. Mais cette estimation, ainsi que nous l’avons démontré, est chez lui incertaine, car les rapports de la force avec la fin qu’elle doit seconder ne sont pas clairs. L’admiration esthétique