Page:Höffding - Histoire de la philosophie moderne.djvu/35

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pris ; mais à l’extérieur, il doit observer les lois et les mœurs en vigueur. Se faire fort de les remplacer en mieux, c’est de l’orgueil insensé. Sans l’exprimer absolument, la suite des idées de Montaigne semble impliquer que la nature se manifeste par les mœurs et les coutumes établies, et ainsi ses opinions conservatrices rentrent dans sa foi en la nature, bien que — d’après sa propre conception la nouveauté doive nécessairement être tout aussi « naturelle » que le passé.

La notion de nature fonde également le premier trait relevé chez Montaigne, son individualisme. En observant attentivement les événements intérieurs (s’il s’escoute), dit-il, chacun découvrira en lui un tour particulier, un caractère dominant (forme sienne, forme maîtresse, forme universelle), qui s’oppose à l’influence extérieure et écarte les émotions incompatibles avec lui. Ce caractère est invariable au fond de l’âme. Je puis me souhaiter une autre « forme », détester et condamner celle que je possède. Mais ce qui a sa racine au plus profond de ma nature, je ne puis m’en repentir réellement, car le repentir ne peut porter que sur ce que nous pouvons modifier. C’est au moyen de cette forme maîtresse que la nature se fait sentir en nous, et en chacun de nous d’une façon particulière ; aussi chacun doit-il être jugé à sa mesure. Montaigne sauvegarde ainsi à chaque individu le droit de sa nature, de même qu’au grand Tout. Alors que l’Église demande une régénération absolue, il prétend qu’une transformation complète est impossible. Il conteste la réalité du repentir en tant qu’il serait cette transformation. Le repentir ne se peut que s’il y a un principe intérieur susceptible d’être entamé par la pleine et claire image de la mauvaise action passée. La raison, qui remédie aux autres chagrins et aux autres souffrances, engendre au contraire la douleur du repentir, la plus dure, parce qu’elle naît dans l’âme, de même que la température ou brûlante ou froide de la fièvre est plus pénétrante que celle du dehors. De même, on éprouve une satisfaction intérieure, une noble fierté à faire le bien et à avoir une bonne conscience. « De fonder la récompense des actions vertueuses sur l’approbation d’aultruy, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement », surtout par des temps, dit Montaigne, comme ceux où il a vécu, où c’est