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important, du monde de ses pensées. Par la connaissance qu’il fit de Montaigne, Pierre Charron fut porté vers les idées philosophiques. Il naquit en 1541 à Paris, fut d’abord avocat, passa ensuite à l’état ecclésiastique et devint un célèbre orateur sacré. Il publia des écrits contre les protestants et les libres penseurs pour défendre la foi catholique. Sa production la plus remarquable consiste cependant dans un ouvrage paru à Bordeaux en 1600 (trois années avant sa mort) sous le titre : De la sagesse, et qui est une défense soutenue de la grande idée que nous avons trouvée chez Pomponazzi, ainsi que chez Machiavel et chez Montaigne : l’idée de la nature humaine comme base de l’éthique et de la politique. Il attache une grande importance à l’ignorance issue de la vraie connaissance de soi-même. À l’analyse exacte, la nature humaine nous apparaît dans sa misère comme dans sa grandeur. La raison naturelle ne peut être la mesure de toutes choses ; voilà pourquoi il faut s’en tenir à la vieille doctrine de l’Église, sans s’embarrasser dans des théories nouvelles. Tout comme Montaigne, et même dans une plus large mesure, Charron tire ainsi du doute des conséquences conservatrices. Mais il est étrange qu’il aborde les rapports de la religion avec la morale, que Montaigne n’avait pas effleurés directement. Religion et morale vont ensemble, mais elles ne doivent cependant pas être confondues, car chacune a son ressort. On ne doit surtout pas faire dépendre la bonté de la religion, car elle devient ainsi chose fortuite, et ne tire plus son origine du « bon ressort de la nature ». Je veux, dit Charron, qu’on soit un homme de bien, même s’il n’y a pas de paradis, ni d’enfer. C’est pour moi un propos effroyable que d’entendre quelqu’un dire que s’il n’était pas chrétien, s’il ne craignait d’être damné, il ferait ceci ou cela. Je veux que tu sois un homme de bien, parce que telle est la volonté de la nature et de la raison — et que telle est l’exigence de l’ordre général des choses, dont la raison n’est qu’une partie. — parce que tu ne peux agir enfin contre toi-même, contre ta nature réelle et contre ta fin. S’ensuive ce qui s’ensuivra. Cela établi, que la religion vienne ensuite, soit. Mais le rapport inverse est pernicieux.