Page:H G Wells La guerre des mondes 1906.djvu/90

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Un instant nous nous regardâmes en silence, procédant l’un et l’autre à un réciproque inventaire de nos personnes. Je crois bien qu’il me prit pour un être assez étrange, ainsi vêtu seulement d’un pantalon trempé et de chaussettes, la peau rouge et brûlée, la figure et les épaules noircies par la fumée. Quant à lui, son visage dénotait une honorable simplicité cérébrale : sa chevelure tombait en boucles blondes crépues sur son front bas et ses yeux étaient plutôt grands, d’un bleu pâle, et sans regard. Il se mit à parler par phrases saccadées, sans plus faire attention à moi, les yeux égarés et vides.

— Que signifie tout cela ? Que signifient ces choses ? demandait-il.

Je le regardai avec étonnement sans lui répondre.

Il étendit en avant une main maigre et blanche et continua sur un ton lamentable :

— Pourquoi ces choses sont-elles permises ? Quels péchés avons-nous commis ? Le service divin était terminé et je faisais une promenade pour m’éclaircir les idées, quand tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction et la mort ! Comme à Sodome et à Gomorrhe ! Toute notre œuvre détruite, toute notre œuvre… Qui sont ces Marsiens ?

— Qui sommes-nous ? lui répondis-je, toussant pour dégager ma gorge embarrassée et sèche.

Il empoigna ses genoux et tourna de nouveau ses yeux vers moi. Pendant une demi-minute, il me contempla sans rien dire.

— Je me promenais par les routes pour éclaircir mes idées, reprit-il, et tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction et la mort !

Il retomba dans le silence, son menton maintenant presque enfoncé entre ses genoux. Bientôt il continua, en agitant sa main :

— Toute notre œuvre, toutes nos réunions pieuses ! Qu’avons-nous fait ? Quelles fautes a commises Weybridge ? Tout est perdu ! tout est détruit ! L’Église ! — il y a trois ans seulement que nous l’avions rebâtie ! — Détruite ! Emportée comme un fétu ! Pourquoi ?

Il fit une autre pause, puis il éclata de nouveau comme un dément.

— La fumée de son embrasement s’élèvera sans cesse ! cria-t-il.

Ses yeux flamboyaient et il étendit son doigt maigre dans la direction de Weybridge.

Je commençais maintenant à connaître ses mesures. L’épouvantable tragédie dont il avait été le spectateur — il était évidemment un fugitif de Weybridge — l’avait amené jusqu’aux dernières limites de sa raison.

— Sommes-nous loin de Sunbury ? lui demandai-je d’un ton naturel et positif.

— Qu’allons-nous devenir ? continua-t-il. Y a-t-il partout de ces créatures ? Le Seigneur leur a-t-il livré la terre ?

— Sommes-nous loin de Sunbury ?

— Ce matin encore j’officiais à…

— Les temps sont changés, lui dis-je paisiblement. Il ne faut pas perdre la tête. Il y a encore de l’espoir.