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hésitation, pourtant compréhensible, ils s’empressaient d’encourager les hommes.

Il fallait résister jusqu’à la mort… le péril devait être détourné…

Et la mort fauchait… les Belges tombaient par dizaines et le sang colorait le sol. Blessés, mourants et morts gisaient pêle-mêle. Oh, si les femmes et les enfants, le père ou la mère auraient vu de quelle mort atroce l’infortuné avait été arraché à la vie, horriblement mutilé ou méconnaissable, ressemblant parfois à une masse de chairs ensanglantées, la douleur aurait été indescriptible ! Mais ils étaient loin du champ de carnage, de la boucherie homicide !

Et quoique le cœur se glaça d’épouvante, quoique le sang se figea dans les veines, quoique la tête éprouva le vertige, quoique la mort guetta de toutes parts, quoique les camarades tombassent par hécatombes, les régiments, drapeaux en tête marchaient intrépidement à l’assaut…

Pourtant… l’angoisse…

Et, en réalité, la vie a ses charmes, la vie, c’est le père, la mère, la femme et les enfants… la famille, c’est le souffle qui vous fait frémir lorsqu’on distingue le trépas… C’est affreux, c’est horrible, lorsqu’on est jeune, sain et robuste et qu’il faut dire adieu pour toujours… C’est cruel d’être ainsi abattu en laissant écouler le sang d’une plaie béante jusqu’à ce que le corps se refroidit…

N’éprouverait-on aucune crainte devant semblable perspective ?

En avant !

On nage maintenant dans un tourbillon de feu et de fumée… les balles sifflent d’un bruit strident et les blessés font entendre leurs plaintes… On éprouve une sensation comme quoi on est très éloigné de ce milieu et la contradiction se manifeste quasi séance tenante.

Et soudain le choc…

Les Allemands sont là…

Mais les Belges sont pris de colère, les camarades qui sont tombés doivent être vengés, les dévastations, incendies et déprédations exigent un tribut de sang impur, et l’esprit de conservation personnelle aidant, les aiguillonne…

— Louvain ! Termonde ! hurle-t-on.

— Vive le Roi !

— Vive la Patrie !

— À mort, les Allemands ! La crainte s’est dissipée, le sang bout, l’effervescence bat son plein.

On crie, on hurle, on s’invective.

Les baïonnettes fouillent les chairs, font d’horribles blessures, font couler le sang à flots…

D’autres se battent à coups de crosse de fusil, frappent du sabre, des poings, mordent, donnent des coups de pied. On tombe, on se relève, on frappe encore et on s’affaisse épuisé, mais la majorité pourtant reste debout, vaillante, inébranlable, irrésistible, les crosses tournoient, défoncent des crânes, les armes tranchantes poitraillent et éventrent, on marche sur les morts et les blessés, l’œil en feu, la mine farouche, l’écume aux lèvres.

Ah, ils le paieront, ces maudits Allemands, les vils bandits qui violent les lois et les droits les plus sacrés, on leur apprendra ce que c’est que la réelle bravoure, celle qui défend une cause noble, celle qui ne connaît que l’honneur et le droit.

Cette fois la victoire est à nous, les Allemands s’avouent vaincus, ils lèvent les mains, crient grâce… Certains préfèrent la mort, d’autres échappent à la nage par l’Yser.

Les Belges rentrent enfin dans leurs tranchées amenant 97 prisonniers… Ce fut à nouveau un trajet sous une pluie de balles et de bombes.

Le lieutenant Verhoef avait perdu plusieurs hommes dans la mêlée… et d’autre part il s’acquittait d’une ancienne dette… il portait à dos Antoine Deraedt tout sanglant…

— Oh, maman, quelle douleur pour toi ! gémit le blessé. Je vais mourir et je ne puis t’embrasser use dernière fois…

Une baïonnette l’avait blessé à l’épaule droite… Le sang coulait de la blessure, maculait son uniforme poudreux, et tachait celui de Verhoef.

Le malheureux avait la fièvre… ses gémissements occasionnèrent le délire empreint pourtant d’une signification saillante, car il ne parlait que de sa mère là-bas, à Eessen.

Arrivé à la voie ferrée, Verhoef passa le blessé à un brancardier.

— Maman ! gémit le blessé.

— Tu ne me connais plus ?… c’est moi, Verhoef…

— Maman ! Les brancardiers emportèrent Deraedt.

— Mon Dieu, pourvu qu’il l’échappe, pria le lieutenant.

Il ne pouvait accompagner son ami… il devait rester ici, au chemin de fer, quoique ses forces étaient presque totalement minées.

Il était épuisé au physique et au moral ainsi que ses hommes. La faim le tiraillait… Les vivres n’arrivaient pas encore. Tous les trains étaient réquisitionnés pour le transport des munitions et des blessés. Mais le découragement et la tristesse étaient encore plus terribles… On s’éveillait, on sortait comme d’un songe et on éprouvait maintenant toute l’abjection de cette lutte à la baïonnette, de ce carnage horrible.

— Maudite guerre, murmura Verhoef… Nous ne sommes plus des êtres humains pour se battre de la sorte !… Oh, Berthe… si tu savais ce que c’est que la guerre… Ô, j’espère que tu es loin d’ici, loin de cet enfer.

Triste et morne, le lieutenant s’assit dans la tranchée…

La nuit vint…

La plaine était toute parsemée de morts et de blessés et les ambulances regorgeaient d’infortunés militaires…