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effroyable. Pour se guider dans la recherche de cette inexprimable souffrance, les sauveteurs accourus vers l’endroit d’où semblait provenir l’appel désespéré ne purent que suivre les traces sanglantes imprégnant le plâtras. Fouillant les décombres, ils virent soudain apparaître le corps horriblement broyé d’un petit soldat : la tête n’était plus qu’une bouillie sanguinolente ; le ventre ouvert par un énorme éclat d’obus laissait à nu les intestins déchiquetés. Et comme les sauveteurs achevaient de dégager le malheureux, un dernier râle d’agonie mit fin à son martyre.

À demi-fou, incapable de supporter davantage l’atroce spectacle, un des assistants s’élance vers la porte que paraît garder impassible un fusilier marin en faction. Il est immobile contre le mur, la tête un peu inclinée sur l’épaule, le buste légèrement fléchi prenant appui sur le fusil planté droit entre les jambes. Celui qui fuit ce lieu d’épouvante a heurté la crosse de l’arme. Alors, derrière lui, le corps du fusilier marin s’abîme sur le sol avec un grand bruit sourd : le factionnaire n’était qu’un cadavre.

Près de lui, parvenus à se dégager des débris qui les recouvraient, deux soldats se sont traînés jusqu’au mur, dans une mare de sang. L’un d’eux à une jambe arrachée, l’autre un bras sectionné à hauteur de l’épaule. Ils gémissent plaintivement. Suffoqué par les sanglots qu’il s’efforce de retenir, un officier s’est approché des pauvres diables et tâche de les réconforter par quelques mots d’espoir :

— Encore un peu de courage, mes amis ; le médecin va venir ; il est si occupé.

Et tandis que l’officier se détourne ; croyant cacher les larmes qui jaillissent malgré lui, l’homme au bras mutilé laisse tomber ces mots résignés :

— Bien sûr qu’il doit avoir de l’ouvrage, le docteur. On attendra son tour, mon capitaine ; il ne faut pas pleurer…

Sans une plainte désormais, les deux soldats resteront là, stoïques, tâchant de calmer la fièvre qui petit à petit les dévore, en buvant tour à tour au goulot d’une bouteille de vin demeurée intacte par miracle.

Un peu plus tard, hanté d’une idée fixe, le manchot s’en ira, de ses dernières forces rassemblées, rechercher son bras perdu dans le tas de décombres voisin. Et dans le délire qui monte, on l’entend répéter avec obstination, sa main valide crispée sur le membre mutilé : « Les Boches ne l’auront pas ! Les Boches ne l’auront pas ! »

On ne saura jamais par quels prodiges de dévouement on parvint à secourir les blessés. Parmi les victimes figurait malheureusement le Dr  Thielen, un brave s’il en fût, qui, fait prisonnier des Allemands à Eppeghem, était parvenu à s’échapper et, depuis quelques jours à peine, avait rejoint le 2e chasseurs à l’Yser. Le Dr  Hendrickx fut donc à peu près seul à soulager les plus horribles souffrances, en attendant que l’ambulance demandée vint tirer les blessés de cet enfer. Il fut tout seulement sublime, se prodiguant jusqu’à la nuit pour arracher à la mort les proies sanglantes qu’elle guettait.

Sur Dixmude, le bombardement sévissait toujours, inlassable. L’incendie faisait rage. Des obus sans cesse pleuvaient autour de l’Hôtel de Ville en ruines, menaçant à tout instant d’ensevelir les derniers survivants.

Avec l’aide de quelques sauveteurs héroïques, le Dr  Hendrickx descendit


alors les blessés dans les caves de l’antique édifice, où l’on découvrit, plus mort que vif le vieux concierge du bâtiment, qui s’y était réfugié dès que retentirent sur la ville les premiers coups de canon.

Dans la nuit enfin, après des heures d’angoisse inexprimable, une ambulance anglaise traversa les rues de Dixmude en flammes, et sous la rafale persistante des obus, parmi les ruines amoncelées, dans le rouge décor des incendies, vint à l’Hôtel de Ville emporter jusqu’au dernier blessé et mettre fin à d’innombrables supplices.

Quelques semaines plus tard, comme si l’horrible tragédie n’avait été qu’un mauvais rêve