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le froid glacé de la mort.

On confia le lendemain la dépouille du brave officier à ce petit coin de terre des Flandres, que l’ennemi ne souillera pas. Au nom du régiment, le commandant Labiau lui dit l’éternel adieu, et les paroles de reconnaissance et d’amour que la patrie réserve à ses héros. D’Oostkerke les restes des deux bataillons se dirigèrent vers Alveringhem, hors de la zone mortelle, pour se refaire et reprendre quelque force. Le matin du 29 octobre, ils y furent rejoints par les débris du bataillon Delbauve, échappés de l’enfer de Pervyse. Alors, on se compta, pour reconstituer, avec ce qui demeurait valide, un régiment capable encore de reprendre la lutte.

Les chiffres ont une rare éloquence. À leur départ de Mons, les 2e et 5e chasseurs à pied comprenaient ensemble 57 officiers et 4,500 soldats. Trois mois plus tard, la bataille de l’Yser virtuellement terminée, 19 officiers et un peu plus de 2,000 hommes répondaient encore à l’appel… D’autres régiments souffrirent davantage. Et ces chiffres disent, mieux que les mots les plus rares, au prix de quelles souffrances et de quels sacrifices, nos soldats, en brisant l’élan des hordes germaines, ont conquis l’auréole de gloire.

Un dernier épisode, enfin, dont le commandant Delmotte fut le témoin ému, montre l’état d’esprit vraiment merveilleux qui animait encore certains de nos hommes, après trois mois de luttes couronnées par la sanglante et formidable bataille de l’Yser.

« C’était vers la fin de notre calvaire, rapporte l’officier en cause, le 28 octobre, je crois. Je commandais intérimairement le 2e bataillon du 2e chasseurs ; mon poste de combat se trouvait au Lettenburg Cabaret, près de Oostkerke. Au même endroit, on avait installé un poste de secours où l’on pansait sommairement les blessés avant de les évacuer. Ils arrivaient nombreux et les infirmiers étaient sur les dents.

« Je vis amener ce jour-là un blessé dont je me souviendrai toute ma vie. C’était un soldat du 1er de ligne, pour autant que je me rappelle. J’ignore malheureusement son nom. Comme je lui demandais où il était atteint, il me répondit simplement : « Au bras, mon commandant ; il y a un trou assez grand pour y mettre votre tête ». De fait, sa blessure était horrible : il avait le bras littéralement en bouillie. Je lui offris une cigarette et, serrant sa main valide, je ne pus que prononcer ces mots : « Vous êtes un brave, mon ami ! » Alors, tirant une bouffée de la cigarette qu’il venait d’allumer, et me désignant des infirmiers français qui se trouvaient là, l’héroïque soldat me confia, avec un accent gouailleur inimitable : « J’suis du pays de ces gens-là ; j’suis né à Longwy. Mon père, s’il me voyait, pourrait dire : Je ne l’ai pas fait beau, mais je l’ai fait brave ». Et mon lignard éclata de rire.

« Assis tant bien que mal, il attendit que les infirmiers eussent achevé de panser son bras déchiqueté. Quand ceux-ci voulurent le quitter, il les rappela d’un geste pour leur dire : « C’est pas tout, mes fistons ; j’ai encore les deux cuisses traversées par une balle ; il m’a fallu huit heures pour arriver jusqu’ici, en me traînant ». Et le brave me lança un clin d’œil amusé. Les infirmiers n’étaient pas loin de croire à une farce. Mais, ayant déshabillé le blessé, ils constatèrent qu’il n’avait dit que trop vrai. Pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres durant qu’on le soignait ; bien au contraire, ses plaisanteries continuelles avaient fini, malgré la gravité de l’heure, par nous faire rire tous.

« Me v’la paré ! » conclut-il quand ses pansements furent appliqués. À ce moment une ambulancière anglaise — grande dame de l’aristocratie — s’approcha de lui, faisant signe qu’on allait le placer dans l’automobile qui stationnait près de là. « Chouette alors ! gouailla le brave, je vais partir avec madame. J’suis pas marié ; j’peux bien lui faire un brin de cour… » Et comme l’auto démarrait, il se pencha vers nous pour nous lancer dans un dernier rire : « Vous savez, j’vous invite tous à ma noce ! »

« L’ambulancière souriait, bien qu’elle ne comprît pas un mot de français. Mais celle que nous venions de saluer avec une respectueuse émotion se rendait compte, tout au moins, que le blessé confié à ses soins était un de nos plus fiers soldats, un brave à toute épreuve, un vrai « poilu » pour tout dire. »

Ah ! comme on comprend que, défendu par de tels hommes, l’Yser est demeuré inviolable ! »



X.

À Bruges.


Sur la fière et svelte tour des halles à Bruges, symbole des arts et de la liberté, œuvre superbe nous léguée par nos aïeux, le drapeau allemand flottait…

Cette impudence faisait mal au cœur, c’était la bannière de l’oppresseur, de l’usurpateur, qui flottait là-haut !

Elle n’y avait pourtant pas été plantée à la honte de l’opprimé, mais bien à celle du tyran usant du droit du plus fort et qui vainquit un petit pays qui s’était héroïquement défendu.

Drapés dans d’amples manteaux, des officiers allemands circulaient sur la Grand’Place, défilaient devant les halles, croisaient le Bourg, se promenaient devant l’hôtel de ville, la chapelle du Saint Sang, admirant les monuments historiques de la belle ville qui attiraient l’attention des étrangers.