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Il y avait des moments où son cœur se contractait en songeant à son fiancé, mais sa foi reprenait toujours le dessus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On avait de nouveau vécu une longue nuit d’angoisse.

— Allons voir ce que ces barbares ont encore détruit, dit M. Lievens, en se levant.

Berthe s’était enfin endormie. Pélagie préparait le déjeuner.

Lievens ouvrit la porte et jeta un coup d’œil dans la rue.

Tout à coup la maison fut secouée jusqu’en ses fondations…

Berthe se réveilla…

— Papa ! cria-t-elle.

Elle avait entendu un cri déchirant…

— Restez, ne quittez pas ! c’est une bombe qui s’est abattue sur la maison ! clamait Pélagie qui était tombée à la renverse.

Mais la jeune fille s’élançait dans l’escalier et courut dans le corridor.

— Papa ! papa ! hurlait-elle.

Mais elle ne voyait que du sang partout…

Elle en gagna le vertige et s’affaissa d’épouvante, ne cessant d’épancher sa douleur.

Pélagie l’avait suivie.

— Mon Dieu… est-ce ça mon maître ? clama-t-elle.

Elle alla jusqu’à la porte et s’élança sur la rue en criant…

— Papa, papa…, répétait Berthe en pleurant.

Elle se leva… regarda à nouveau…

Elle ne voyait que des lambeaux de chair… du sang… un corps déchiqueté.

Un shrapnell avait éclaté en cet endroit et l’infortuné Lievens avait été réduit en bouillie…

Berthe retrouva la tête inerte… Elle vit la face livide de son père chéri et son amour et sa pitié la rendirent forte… plus forte qu’on aurait pu supposer une jeune fille dans une situation si pénible.

— Papa, mon pauvre papa… ! pleurait-elle, s’agenouillant dans la rue.

Elle embrassait la figure… la tenait collée contre la sienne… Ses larmes se mêlaient au sang… Ses lèvres en étaient colorées.

Aucun secours ne vint et Pélagie ne rentrait pas.

— Oh, papa, mon pauvre papa… fallait-il que tu meures ainsi… Mais je ne te quitterai pas, je ne fuirai pas, tu ne me fais pas peur…

Elle se leva titubante et alla chercher de l’eau et un linge. Elle lava la figure et vit toute la tête criblée de balles.

— Pauvre père…, moi qui t’aimais tant… répétait-elle sans cesse en extrayant les balles de la chair et en lavant les plaies… On la soumettait à une rude épreuve…

Mais Berthe était consciente de son devoir envers son père…

Elle parvint à maîtriser ses nerfs et à trouver la force requise pour accomplir, presque calme, sa tâche cruelle.

— Mon Dieu… est-ce ça M. Lievens, dit une voix.

Un prêtre s’était approché… C’était un père rédemptoriste… Il avait vu la jeune fille et il s’était empressé d’accourir.

En voyant vaguement cette scène dans la rue déserte, il avait supposé que c’était peut-être un blessé qu’il fallait aider.

Mais, il regardait maintenant, plein d’épouvante, ce corps cruellement mutilé et il bégaya d’une voix plaintive :

— M. Lievens… oui, c’est bien M. Lievens…

— Mon pauvre père ! dit Berthe en pleurant…

— Et vous…

— Je dois aider mon père… Je ne puis pas le laisser, seul.

— Rentrez plutôt et laissez-moi…

— Vous voulez m’aider, mon père ? Oh, je vous remercie du fond du cœur, vous êtes bon. Mais, de grâce, ne me renvoyez pas… je reste avec lui… je suis son enfant… je ne fuirai pas…

Elle embrassait à nouveau la tête meurtrie et la baigna de ses larmes…

Il était impossible de transporter le corps à l’intérieur de la maison. Ce n’était plus qu’un amas de chairs pantelantes… et un paquet d’intestins… Il n’y avait que la partie supérieure de la tête qui tenait encore ensemble.

— Qu’allons-nous faire ? dit Berthe se relevant. Pauvre père !

— J’irai chercher un drap de lit, dit doucement le R. P.

— Oui, un drap de lit… un drap de lit, pour papa… Quelle mort atroce… murmurait la jeune fille hébétée.

Mais elle recouvra son calme et rentra dans la maison.

Elle en ressortit avec un drap de lit et elle aida le prêtre à y déposer les chairs palpitantes.

— Fermons le paquet à l’aide d’épingles, chuchota l’ecclésiastique.

— Oui… oh, mon pauvre papa, c’est terrible de mourir ainsi. Mais je ne te quitterai pas… je ne fuirai pas… Épingler, n’est-ce pas, mon père ?

— Oui, c’est la meilleure solution.

La jeune fille rentra dans la maison et y alla chercher des épingles. Elle voulait également aider à cette besogne.

— Mais je dois encore lui dire adieu, une dernière fois, murmura-t-elle.

Elle s’agenouilla près des restes de son père, lui ferma les yeux et lui baigna la figure de ses larmes en l’embrassant.

Elle aida alors le prêtre à la dernière tâche.

Ils étaient toujours seuls. Nul œil humain, ne voyait cette scène lugubre. La rue était déserte. Et ceux qui n’avaient pas encore quitté