Aller au contenu

Page:Harvey - Les demi-civilisés, 1934.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
les demi-civilisés

Lucien, aussi jeune que moi, se méprenait encore sur la nature de nos grands journaux. Je me faisais illusion également et croyais apporter au journalisme canadien un élément de pensée qui y manquait. Je passai une laborieuse soirée à forger un article solide, dans lequel je m’efforçais de montrer que la liberté morale est le pivot de la civilisation, la condition première du perfectionnement de la personnalité, partant, du progrès indéfini de l’individu et, par lui, de la société.

Le lendemain, je m’empressai d’aller soumettre cet article, que je croyais bien écrit et bien pensé, au directeur d’un journal soi-disant indépendant.

L’éminent rédacteur en chef lut ma prose en silence et murmura, comme se parlant à lui-même :

— C’est dommage que les gens sincères manquent si souvent de jugement.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que vous auriez médité un coup contre mon journal que vous n’auriez pas mieux réussi. Je refuse votre article. Imaginez le scandale, chez nos abonnés, s’ils apprenaient que nous donnons asile à un jeune prétentieux, qui, non content de fréquenter la grammaire et le bon sens, pousse l’inconvenance jusqu’à nourrir des idées qui ne soient pas celles de tout le monde !

Je baissai la tête comme un coupable. La lèvre inférieure tremblante d’émotion, je balbutiai :