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Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/132

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angoisse secrète. Ils me regardaient avec un trouble étrange et presque avec pitié, si bien qu’il me vint un frisson comme si j’eusse pressenti un désastre inconnu. J’eus bientôt reconnu la vieille Marguerite ; je la regardai d’un œil interrogateur, elle se tut. — « Où est Marie ? » demandai-je ; elle se tut, mais, me prenant doucement la main, elle me conduisit à travers une longue enfilade de salles illuminées où, avec la splendeur et le faste, régnait un silence de mort. Nous entrâmes enfin dans une chambre un peu sombre. Puis détournant les yeux, elle m’indiqua une femme assise sur un sofa. — « Êtes-vous Marie ? » demandai-je, frappé moi-même de l’assurance de ma parole. Alors une voix de pierre, où rien ne vibrait, répliqua : — « Ainsi m’appellent les gens. » Une douleur aiguë me donna le frisson, car cette voix caverneuse et glacée était la voix jadis si douce de Marie ! Et cette femme, vêtue négligemment d’une robe lilas pâle, les seins flasques, les yeux vitreux et fixes, les joues blêmes et pendantes — ah ! cette femme était ma bien-aimée Marie, jadis si belle dans l’épanouissement de ses charmes ! — « Vous avez fait un long voyage ! » dit-elle tout haut, avec une familiarité froide et désagréable. « Vous ne paraissez plus si languissant, mon cher ami ; vous êtes gaillard, la rondeur de vos hanches et de vos mollets annonce une bonne santé. » Sa bouche pâle esquissa un doucereux sourire. Dans mon désarroi, cette question vint sur mes lèvres : « On m’a dit que vous vous êtes mariée ? » — « Hélas ! oui, » reprit-elle avec un rire indifférent ; je possède un bâton recouvert de peau : on appelle ça un mari ; le bois n’en est pas moins du bois ! » Elle éclata d’un rire sans timbre si désagréable que l’angoisse me glaça le cœur et qu’un doute me saisit  : sont-ce bien là les chastes lèvres de Marie, ces lèvres chastes comme des fleurs ? — Mais elle se mit debout, prit vivement sur une chaise son cachemire, le jeta autour de son cou et, se pendant à mon bras, m’entraîna hors de la maison, par les champs, les bocages et les prés.

Le disque du soleil incandescent et rouge s’abaissait déjà, et sa pourpre inondait les arbres, les fleurs et le fleuve qui, majestueusement, coulait dans le lointain. « Voyez-vous ce grand œil d’or qui nage dans l’eau bleue ? » dit avec vivacité Marie. —