Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/172

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Malade et toujours assis près du grand mât, je me livre à des méditations sur moi-même, méditations d’un gris cendré qui sont extrêmement vieilles, les mêmes que fit déjà le père Loth quand il eut trop joui des bonnes choses et s’en trouva si mal, après. Parfois me viennent aussi d’antiques histoires : comment les pèlerins marqués de la croix, au cours des traversées orageuses, baisaient pieusement l’image consolatrice de la sainte Vierge ; comment les chevaliers, atteints du même mal de mer, trouvaient de semblables consolations en pressant sur leurs lèvres le gant bien-aimé de leur dame… Mais moi, je reste là la mine renfrognée, mâchant un vieux hareng, consolateur salé, tout secoué de nausées et malade comme un chien.

Cependant le navire lutte avec les vagues déchaînées ; tel un cheval de bataille qui se cabre, tantôt il se dresse sur l’arrière, faisant craquer le timon, tantôt il se précipite, la tête en avant dans la gueule hurlante des flots ; puis, comme épuisé par l’amour, on dirait qu’il s’étend, indolent, sur le sein noir de la vague géante, laquelle vient à nous en mugissant très fort et tout-à-coup, telle une cataracte effrénée, s’effondre dans un blanc bouillonnement et m’inonde de son écume.

Cette agitation, ce roulis, ce tangage est insupportable ! En vain mes yeux cherchent la côte allemande. Hélas ! je ne vois que de l’eau, de l’eau de toutes parts, de l’eau en mouvement !

De même que, par un soir d’hiver, le voyageur aspire à la tasse de thé intime et chaude, ainsi mon cœur aspire à toi, patrie allemande ! La sottise, les hussards, les mauvais vers et les petits traités douceâtres peuvent couvrir ton sol chéri ; tes zèbres peuvent manger des roses, au lieu de manger des chardons ; tes nobles singes en falbalas peuvent se rengorger fièrement et se croire supérieurs à tout le pesant bétail ; tes parlements de limaces peuvent s’estimer immortels parce qu’ils rampent avec lenteur ; ils peuvent voter tous les jours pour qu’on sache si le fromage appartient aux vers qui le rongent et délibérer interminablement sur le point de savoir comment on perfectionnera les brebis d’Égypte, en vue d’améliorer leur laine et pour que le berger puisse les tondre, comme les autres, sans distinction aucune, — la démence et l’iniquité peuvent te