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Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/248

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Comme des bayadères assoupies vers le matin, les montagnes frissonnent dans leurs blancs peignoirs de nuages que la brise matinale soulève.

Mais elles se réveillent bientôt sous les baisers du soleil ; il leur enlève peu à peu jusqu’au dernier voile et les contemple dans toute leur beauté.

J’étais sorti à la pointe du jour avec Lascaro pour aller à la chasse de l’ours ; à midi nous arrivâmes au pont d’Espagne.

C’est ainsi qu’on appelle le pont qui mène de France en Espagne, chez les barbares de l’ouest, qui sont en arrière de mille ans.

En arrière de mille ans de la civilisation moderne. Mes barbares de l’est, au delà du Rhin, ne le sont que de cent ans.

C’est en hésitant, en tremblant presque, que je quittai le sol sacré de la France, de cette patrie de la liberté et des femmes que j’aime.

Au milieu du pont d’Espagne était assis un pauvre Espagnol. La misère se lisait dans les trous de son manteau ; la misère se lisait dans ses yeux.

Il grattait de ses doigts maigres une vieille mandoline. L’aigre mélodie était renvoyée par l’écho du précipice comme une moquerie.

Je passai et je me dis à moi-même : C’est singulier, la folie est assise et chante sur ce pont qui conduit de France en Espagne.

Ce pauvre fou est-il l’emblème de l’échange des idées entre les deux nations ? ou bien est-il le titre frontispice de la folle Espagne ?