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— VIII —

de compter par vingtaines[1], s’est conservée invariablement en France, c’est qu’elle a la vertu d’interrompre la monotonie de la désinence qui affecte chaque groupe de dix unités, et qu’ainsi elle contribue à l’élégance du langage, laquelle consiste bien moins dans la régularité que dans la variété des expressions[2].

Maintes personnes ne me comprennent pas quand je désigne par sabot le jouet que nous nommons toûrnai; on veut que je dise toupie, mot qui est, en réalité, la traduction de notre kampinair ou peûr : les lexicographes français définissent convenablement ces deux objets et en font très-bien sentir la différence.

Ce peu de citations suffisent pour établir le reproche que nous avons à nous adresser, et dont on ne doit pas même exempter ceux qui ont la noble et délicate mission d’instruire leurs semblables, parce qu’ils ne s’observent pas toujours assez scrupuleusement, lorsque, séduits par un néologisme exagéré, qui, malheureusement, devient fort à la mode, ils parlent à des enfants naturellement disposés à accepter et à propager des termes incorrects, que parfois ils leur débitent inconsidérément.

Qu’on le croie bien, il m’en coûte de faire cet aveu, et j’en demande pardon à mes compatriotes chéris, si je comprime un moment les sentiments inaltérables d’amour et de fraternité

qu’ils m’inspirent, et qui devraient peut-être, à cet égard, me faire garder le silence ; mais amicus Plato, sed magis amica veritas.

  1. Beaucoup de nos campagnards suivent encore cette coutume dans la vente de leurs bestiaux : ils disent, par exemple, qu’un veau, qu’un porc pèse 8 vingts, 9 vingts, 10 vingts, etc., en sous-entendant le mot livres.
  2. Je dirai aux partisans de l’uniformité, en fait de linguistique, que, pour être conséquents, ils doivent aussi réclamer le remplacement des mots dix et vingt par ceux de unante et duante, et que, par suite, il faudra dire unante-un, unante-deux, unante-trois…; duante-un, duante-deux… au lieu de onze, douze, treize…; vingt-et-un, vingt-deux… ; sans oublier le nombre quatre-vingt ou octante, auquel il faudra substituer huitante, qui, bien qu’il n’ait jamais été français, sera beaucoup plus régulier.