Page:Henri Poincaré - Dernières pensées, 1920.djvu/257

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que nous ne vivons qu'un jour ? Si, par malheur, la science allait mettre le poids de son autorité du côté de ces sophismes !

Et puis nos âmes sont un tissu complexe où les fils formés par les associations de nos idées se croisent et s'enchevêtrent dans tous les sens ; couper un de ces fils, c'est s'exposer à y amener de vastes déchirures, que nul ne saurait prévoir. Ce tissu, ce n'est pas nous qui l'avons fait, il est un legs du passé ; souvent nos aspirations les plus nobles se trouvent ainsi attachées, sans que nous le sachions, aux préjugés les plus surannés et les plus ridicules. La science va détruire ces préjugés ; c'est sa tâche naturelle, c'est son devoir ; les nobles tendances, que de vieilles habitudes y avaient liées, ne vont-elles pas en souffrir ? Non, sans doute, chez les âmes fortes ; mais il n'y a pas que des âmes fortes, que des esprits clairvoyants ; il y a aussi des âmes simples qui risquent de ne pas resister à l'épreuve.

On prétend donc que la science va être destructrice ; on s'effraye des ruines qu'elle va faire et on redoute que, là où elle aura passé, les sociétés ne puissent plus vivre. N'y a-t-il pas dans ces craintes une sorte de contradiction interne ? Si l'on démontre scientifiquement que telle ou telle coutume, que l'on regardait comme indispensable à l'existence même des sociétés humaines, n'avait