Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lumière indécise de la lune, alors à son premier quartier. Le martèlement rythme de tous ces sabots menus rompait seul le silence auguste de la campagne endormie ; la poussière qu’ils soulevaient montait au ciel comme un brouillard léger. Parfois, le bruit d’une voiture encore lointaine réveillait la prudence des bergers ; quand le charretier était d’humeur pacifique, il mettait son équipage au pas, fendant avec précaution les rangs pressés des moutons ; mais, quand il était brutal, et qu’il activait malicieusement l’allure de ses chevaux, semant l’épouvante dans le troupeau, c’était, à travers les ténèbres des arbres et des buissons, une folle débandade, des bêlements désespérés, et il en coûtait mille peines pour ramener sur la route la gent timide des fuyards.

Le quatrième jour, au lever du soleil, on atteignit la ville. Le troupeau fut parqué sur le quai, en attendant qu’on l’embarquât pour Marseille, et Mechmech, son salaire reçu, se trouva libre.

Il marcha, non, il courut droit à la mer, et demeura stupéfait, tant le tableau dépassait l’idée qu’il en avait conçue. De l’eau, encore de l’eau, de l’eau à perte de vue ; et, au premier plan, d’innombrables bateaux, vraies maisons flottantes, reliées à la terre par des planches étroites, sur lesquelles allaient, venaient, des portefaix pesamment chargés. Il fut arraché à sa contemplation par une voix rude.

« Eh ! toi, le buveur de soleil, que fais-tu là ? »

Il tressaillit, et aperçut un homme vêtu de bleu, à la ceinture de qui pendait un sabre, et qui lui sembla d’aspect féroce.

« Je regarde, seigneur, dit-il humblement.

— Tu regardes, et, tout à l’heure, tu prendras. Je connais cela. Si tu as besoin d’une gargoulette, va l’acheter en ville. Tu as la mine de ces drôles qui montent leur ménage sans bourse délier. Allons, décampe. »

Mechmech s’était arrêté, sans penser à mal, devant des montagnes de plats, d’assiettes, de pots, de gargoulettes, récemment débarqués. Il comprit le soupçon dont il était victime, et rougit de colère.

« Je ne suis pas ce que tu crois, s’écria-t-il. J’ai conduit des moutons ici, tu peux les voir dans ce parc. Je visite Alger pour la première fois. Est-il donc défendu d’admirer toutes ces merveilles ?

— Non, répondit l’agent de police, en se radoucissant, seulement admire-les de plus loin. »

Docile, Mechmech se remit en marche. Il vit un escalier de pierre, dont le dernier degré trempait dans la mer. Il ne put résister à l’envie de rafraîchir ses pieds poudreux et endoloris par un long voyage. Mais, devenu prudent, il revint sur ses pas, et, s’adressant à l’homme au sabre, qu’il prenait pour un haut fonctionnaire :

« Puis-je faire mes ablutions dans la mer ? »

L’homme sourit, et, goguenard :

« Je te permets même d’en boire, si le cœur t’en dit, il en restera toujours assez pour nous. »

Mechmech, fort de cette autorisation, descendit l’escalier avec précaution, dénoua ses sandales de peau de chèvre, et trempa ses pieds dans l’eau, dont la fraîcheur lui parut délicieuse ; puis, réunissant ses deux mains en forme de coupe, il puisa une jointée de l’inépuisable liquide, et la porta avec avidité à sa bouche, car il mourait de soif : mais, à peine cette boisson nauséabonde eut-elle touché ses lèvres, qu’il la rejeta avec horreur :

« Ah ! fit-il, indigné, ils empoisonnent l’eau pour empêcher les étrangers d’en boire, et garder tout pour leurs bateaux ! »

Il remonta précipitamment sur le quai ; il était guéri de son admiration pour la mer. Il passa, sans leur accorder un regard de plus, devant les merveilles du port, franchit la pêcherie, et déboucha sur la place du Gouvernement, oû grouillait une foule cosmopolite.