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« Son père le portait. »

Grand’mère reprit à Claire le petit soulier, dont celle-ci s’était emparée afin de mieux constater la ressemblance avec celui qu’elle avait recueilli sur l’escalier ; elle l’empaqueta dans le papier de soie, précieusement, et alla l’enfermer où elle l’avait pris.

Grand’mère resta très, très longtemps à coucher le petit soulier à sa place. Puis on entendit cliqueter ses clefs dans ses vieilles mains. Enfin la serrure se ferma ; Mme Andelot glissa ses clefs dans sa poche, et, à pas traînants, vint se rasseoir.

Elle avait l’air perplexe. Visiblement, elle débattait en elle-même si elle devait dire quelque chose ou ne le point dire.

À la fin, elle se décida à prononcer :

« Ce sont de bien anciens souvenirs. Mieux vaudrait n’en point reparler. Cela fait songer aux morts et cela attriste.

— Mais cet Hervé, le propriétaire du petit soulier, n’est pas mort, puisqu’il va, dit-on, habiter Vielprat.

— Pas lui, non, d’autres… »

Puis, tout de suite :

« Laissons cela, ma Clairette ; je t’en prie, n’en parlons plus jamais.

— Oh ! grand’mère, je ne peux pas te le promettre. Par exemple, ce à quoi je m’engage, c’est à ne jamais te questionner en présence des cousines : elles ont une si étonnante façon d’envisager les choses !

— Elles sont dans le vrai, repartit Mme Andelot amèrement ; tu t’en apercevras, ma fille. »

Du journal, il n’en fut plus question. Elles laissèrent venir le soir sans y prendre garde, isolées l’une de l’autre, et silencieuses.

Claire pensait :

« Voilà un pas de fait, un grand pas. Je sais à présent que c’étaient les de Kosen père et fils qui recouraient à cet escalier pour venir ici. Il n’est point question de la baronne ; elle n’accompagnait pas son mari, sans doute… Je me demande pourquoi les deux visiteurs se cachaient ! Peut-être le baron et grand’père conspiraient-ils ? En Vendée, du temps de la chouannerie, nobles et paysans ne s’alliaient-ils pas ?… À quelle époque avaient lieu ces visites ? Grand’mère est si vieille, cela doit dater de loin… Mais non ! suis-je étourdie ! Elle-même vient de me dire qu’elles ont cessé il y a vingt-deux ans… S’il s’agissait de conciliabules politiques, je me demande pourquoi un enfant de cinq ans en tiers dans ces entrevues ?… À moins que ce ne fût pour donner le change… Il faudra que je relise mon histoire contemporaine. Où en étions-nous, en fait de gouvernement, il y a vingt-deux ans ?… Je verrai cela ce soir. »

Mais son impatience jugea le délai trop long. Et elle demanda :

« Il s’occupait beaucoup de politique, grand-père Andelot ?

— Oh ! pas du tout.

— Tu en es sûre… fit Claire désappointée par cette affirmation. Mais alors, poursuivit-elle, oublieuse du silence commandé, si lui et le baron ne conspiraient pas, pourquoi donc se cachaient-ils pour se faire des visites ?

— Je ne t’ai pas dit qu’ils se cachaient », repartit Mme Andelot, considérant sa petite-fille d’un air surpris.

Claire se mordit les lèvres.

« Où as-tu pris qu’ils se cachaient ? qui te l’a dit ? insista grand’mère avec une vivacité inquiète.

— Personne ne m’a rien dit, puisque je n’ai parlé de tout cela qu’avec toi.

— Alors, chérie, que ce soit fini. Il faut respecter le silence des vieux, vois-tu, mon enfant. On peut quelquefois, sans le vouloir, leur causer beaucoup de peine. Ce dont tu sembles te préoccuper ne te regarde pas, et, je t’en avertis, soit entre nous, soit devant les cousines, je n’en ouvrirai plus la bouche. »

Claire se leva, jeta le journal sur la table avec colère et sortit. Toute résistance l’irritait ; on l’y avait si peu accoutumée !