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santé achevait seulement de s’affermir, qu’elle grandissait encore, elle ne la supporterait pas.

« Non, non, impossible d’y songer », répéta-t-il, sans donner à Mme  Andelot la raison déterminante de cette décision, par crainte de l’alarmer sur la santé de sa fille.

Poursuivant son idée, elle objecta :

« Claire adore la montagne… en été…

— Elle l’aimera également l’hiver, sois-en sûre. Si tu n’étais pas une irréductible Parisienne, ajouta-t-il avec un sourire légèrement taquin, tu saurais que, pour les vrais montagnards, chaque saison est belle.

— Dieu veuille que Claire pense comme toi à ce sujet ! »

Il insista :

« Et puis, si l’existence autour de vieilles personnes est un peu triste pour elle, au moins la saurons-nous aimée et choyée à souhait.

— Cela, oui. Et c’est là l’important. »

C’est ainsi qu’ils envisageaient tout. Une question, pour eux, n’avait qu’un côté : celui qui intéressait Claire.

De la gaieté… Ni l’un ni l’autre ne se dit que c’était à l’enfant d’en mettre dans la vie de l’aïeule. Cela était à leurs yeux comme une loi de nature que tout concourût au bonheur de leur chérie.

Mme  Andelot reprit, après un court arrêt, ne parvenant point à se résigner :

« Tandis que tu étais au consulat, il m’est venu une idée. Est-elle pratique ? Je n’en sais rien… Et puis, maintenant que ton contrat est signé…

— Dis-la toujours. Si elle me paraît bonne, je m’engage à m’y ranger. Je présenterai à ma place mon ami Merclau ; la Compagnie des mines ne perdra pas au change.

— Eh bien, je pensais que tu aurais peut-être pu te créer une position indépendante en Algérie ou en Tunisie : là, ce n’est plus l’exil. Des familles s’y sont établies et enrichies, — tu le sais comme moi, — en exploitant des terres achetées de leurs deniers : les Drivant, les Rubassel, par exemple… Tu aurais facilement obtenu une concession, ce qui eût diminué les frais de premier établissement, et il me semble que… »

Il ne la laissa pas achever.

« Les Drivant, les Rubassel ont réussi, c’est exact. Mais, sais-tu pourquoi, ma bonne Émilienne ? Parce qu’ils sont nombreux. Drivant a trois garçons ; Rubassel a quatre garçons et deux filles. Tout le monde met la main à la pâte ; ils se partagent la surveillance et travaillent avec leurs domestiques lorsqu’il en est besoin. Et c’est seulement en de telles conditions que des exploitations agricoles peuvent prospérer. Si nous avions eu quatre garçons après notre seule fille, j’essayerais, oui, certes ! »

À l’accent des paroles, on devinait le sourd regret de ne se point voir entouré de cette belle famille qui lui eût permis d’orienter sa vie autrement.

Et, trop saisi par la pensée qui surgit soudain en son esprit pour songer à la taire, il poursuivit en étreignant les deux mains de sa femme :

« Comme c’est triste et précaire, l’existence d’un enfant unique, d’une fille surtout ! Jamais avant aujourd’hui je ne l’avais compris. Que ses parents lui manquent, que lui reste-t-il pour affronter la vie ? Quelles protections ? Des oncles… des cousins… cela s’éloigne déjà. La parenté, dans ce cas, doit être doublée d’une affection qui rende aisée et même agréable la tâche ! Mais d’appuis directs, ce que sont des frères, des sœurs, accoutumés dès l’enfance à s’entraider : point… Que nous mourions dans ce dur pays au climat si différent du nôtre ; que ma mère vienne à disparaître…

— Ah ! tais-toi ! »

Le cri était si déchirant qu’Andelot eut pitié, et se tut.