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à la plus déraisonnable des propositions, si on lui eut parlé de voyages… Aujourd’hui… mais !… elle venait de s’en apercevoir, elle s’était rendue à la cuisine et en était revenue sans sa canne ! Et, en traversant le vestibule, elle avait presque couru.

Le bon médecin que la joie ! Mieux qu’un médecin ! un magicien ! puisque grand’mère croyait avoir rajeuni au moins de dix années en ces quelques heures.

Victor et Émilienne seraient contents ; les autres aussi. Nul d’entre eux ne soupçonnait comment tout s’était passé. Ils croyaient, comme peut-être… — son cœur lui en faisait en secret de gros reproches — elle aussi l’avait supposé, qu’Hervé de Kosen et ses sœurs étaient instruits de leur parenté avec les Andelot et consentants du schisme de famille…

La jardinière, roulant sur le chemin rocailleux, avertit de loin l’aïeule que Pétiôto et Clairette arrivaient.

Interrompant sa songerie, elle composa son visage, abaissa les coins de sa bouche, s’efforça de leur redonner le pli chagrin qu’ils étaient déjà en train d’oublier… Elle ferma les yeux à demi, pour qu’on n’y vît point transparaître quelque chose de son bonheur, et, ainsi préparée à l’abord de sa petite-fille, elle attendit.

Deux minutes plus tard, Claire entrait en coup de vent, toute rose de la course au grand air, dans ses yeux rieurs une curiosité qui les rendait immenses.

« Nous voici enfin ! s’écria-t-elle en appliquant deux baisers sonores sur les joues de l’aïeule, tu as dû trouver que nous mettions longtemps à faire notre course ?

— Je ne m’en suis pas aperçue, repartit naïvement grand’mère.

— Alors, tu ne t’es pas ennuyée ? observa la jeune fille avec un singulier regard.

— Oh ! pas du tout.

— Il t’est peut-être venu des visites ?… Ah !… »

Cette exclamation, c’était la disparition des nœuds de crêpe à l’angle des portraits qui l’avait arrachée à Claire.

En jetant un coup d’œil à la bestiole dont elle avait envié la position tout à l’heure, elle venait de s’apercevoir que les nœuds n’étaient plus à leur place.

« On les a enlevés, fit Clairette, n’en croyant pas ses yeux.

— Qu’a-t-on enlevé, petite fille ?

— Les nœuds…

— Ah ! ah ! »

Le ton était triomphant ; le rayonnement des prunelles grises, soudain rajeunies, en disait long ; mais, plus obéissantes, les lèvres gardaient leur secret.

Une impatience passa sur les traits de Clairette.

« Ne devinerai-je donc pas, à la fin, ce qu’on se refuse à me dire ? » pensait la curieuse.

Grand’mère avait recouvré toute sa placidité.

Après un court silence, elle prononça de sa voix habituelle, lente et un peu sourde :

« Quand tu auras ôté ton chapeau, mignonne, voudras-tu revenir ? j’ai à écrire une lettre, je te la dicterai.

— Il est trop tard : on va mettre le couvert. C’est bien pressé ?

— Oh !… si tu y tiens, nous pouvons remettre à demain matin.

— Bon, demain alors ; j’aime mieux ça. »

Claire remonta chez elle, plus intriguée que jamais.

La petite porte du placard, qu’elle avait laissée grande ouverte, était poussée tout contre ; le volet également, et un coup d’œil lui suffit pour constater que le mignon soulier rouge avait disparu.

Avec tout cela, grand’mère n’avait pas répondu à sa question. La disparition des nœuds de crêpe avait fait dévier l’entretien : elle ne saurait rien… À moins que… pendant le