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dîner… Oui, c’est cela. Cette fois, grand’mère ne pourrait pas se dérober ; il lui faudrait bien répondre. Claire nommerait au besoin la personne qu’elle avait entrevue.

Elle s’assit, se laissa tomber plutôt sur le premier siège venu.

C’était drôle de vivre ayant ce problème à l’horizon ; un problème en train de se résoudre. Voici que déjà les relations avec les de Kosen étaient rétablies…

Ce nom, lui traversant l’esprit, ramena la pensée de Claire à Hervé.

Aux yeux de la jeune fille, un veuf était un personnage à part, n’ayant plus d’âge. Quel que fût celui du baron, il se trouvait classé, de par sa qualité de veuf, dans la catégorie des vieux, de ceux qui ne comptent pas… En l’observant, l’autre jour, tandis qu’il lui passait ses deux insupportables rejetons, ce qu’elle avait examiné en lui, ce n’était point la charmante physionomie du jeune père de famille… non, non… l’homme du présent, elle l’avait à peine vu.

Ce qu’elle cherchait sous ces traits virils, c’étaient ceux du « porte-secret » qu’avait été Hervé, vingt-deux ans auparavant, alors qu’il franchissait le mystérieux escalier sur les bras de son père. Il ne l’intéressait qu’à cet unique point de vue.

En ce moment, les yeux de Claire, qui s’étaient emplis tout l’après-midi de spectacles divers, mais également beaux, se fermaient recueillis.

Elle avait quitté son siège de hasard pour venir à sa place accoutumée, dans l’embrasure de sa fenêtre.

Son front reposait contre la boiserie, et, ainsi accotée, elle méditait sur ces événements divers : ceux du passé lointain et ceux tout proches, encore inexpliqués.

« Je suis certaine que c’était lui, le baron de Kosen ; je l’ai bien reconnu ! se disait-elle. Y a-t-il un rapport direct entre sa visite et l’enlèvement des nœuds de crêpe ?… Les deux incidents se sont suivis de près, en tout cas… » Pourquoi sa mère n’était-elle pas là ? ou son père ? Elle n’aurait pas eu à se creuser longtemps l’esprit. En disant : « Je veux savoir », elle aurait tout appris. Mais les autres !… ce n’était plus pareil. On ne tenait aucun compte de ses désirs, on éludait ses questions… bien mieux ! on lui résistait !… Et puis, quoi ?…

Elle aurait souhaité pouvoir ajouter d’autres griefs à ceux qu’elle venait d’énoncer ; le plus sévère examen ne lui en fit découvrir aucun.

Les premiers étaient suffisants, au reste, pour creuser sur son front volontaire le pli qui ne s’était point effacé encore, lorsque, après s’être fait appeler deux fois, elle se décida à descendre.

À peine le seuil franchi, résolue à livrer assaut à la résistance qu’on prétendait lui opposer, elle articula :

« Grand’mère, tu n’as pas répondu, tout à l’heure, quand je t’ai demandé s’il t’était venu des visites pendant notre absence.

— Eh bien, ma bonne petite, c’est une réponse, cela : tu dois t’en contenter. »

Claire considéra Mme  Andelot avec stupéfaction. Quelle raison pouvait avoir celle-ci de taire la visite de son noble voisin ?… Car, à l’air étonné de Sidonie — Rogatienne n’assistait pas au dîner — la jeune fille comprit que la cousine non plus n’était point renseignée.

« Mais, grand’mère, insista-t-elle, quand nous sommes parties, en te disant au revoir par la fenêtre, j’ai aperçu le baron de Kosen debout devant toi !

— Pas possible ! Tu as mal vu… s’écria Pétiôto incrédule.

— Que grand’mère le dise, si j’ai mal vu. »

Mme  Andelot fit en souriant un signe négatif.

« Vrai ! il est venu ! Un bon point à notre voisin. Il a agi en homme bien élevé, approuva Sidonie. Votre grand âge mérite ces égards, ma cousine ; et puis on reçoit ses enfants, on les gâte un peu ; il était tout naturel qu’il vous en remerciât. »