Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/422

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« Le voilà ! Voilà Massey-Dorp ! s’écria Le Guen le premier. Un pauvre tas de décombres !… Il n’y a que la rivière qui soit demeurée intacte… Si ça ne fait pas gros cœur !… Tas de rien du tout, va ! Penser que nous avons tant peiné, sarclé, labouré, pioché, arrosé, pour en arriver là !… Où sont-elles les roses de mam’zelle Lina ?… Et les beaux bouquets qu’elle allait cueillir tous les matins pour la table du déjeuner ? Ah, tenez, cela fait mal ! »

Et le brave gabier essuya avec colère une larme du revers de sa main. Les autres se taisaient, non moins attristés, non moins émus. Que de travail, que d’efforts, que de richesses, que de beautés, enfouis sous ce tas informe de bois brûlé, de briques effondrées ! Sur ce coin de terre favorisé, à vrai dire, pour le climat et la végétation, mais absolument inculte et sauvage, l’activité, l’industrie, le génie d’une seule famille avaient créé une sorte d’Eden qui naguère encore faisait l’admiration et l’envie des pèlerins de la solitude, toujours hospitalièrement accueillis. La déesse à l’œil sanglant, à la torche allumée, n’avait fait que passer, et en un instant ce paradis était devenu un désert dont bientôt les animaux sauvages reprendraient possession… Mais déjà, le bois de magnolias, l’ancien enclos du jardin, la rivière s’enfuient à l’arrière de l’Epiornis ; à l’avant, la Tour se dessine trapue et solide.

Était-elle occupée ? Rien ne donnait à le croire. Pas un mouvement ne se manifestait aux alentours. À cette heure, où déjà le laboureur est aux champs, où la ménagère vient de lui donner sa soupe chaude, pas un attelage, pas une charrue creusant son sillon, pas la plus mince colonne de fumée montant au-dessus des arbres, n’annonçaient la présence d’un travailleur ou d’un foyer. Le site avait tout l’air d’être abandonné.

« Voilà qui est parfait ! dit Gérard, après avoir soigneusement exploré, à l’œil nu et à la lorgnette, tous les abords de la Tour. Rien ne grouille à cinq lieues à la ronde. Je ne vois pas même frétiller les oreilles d’un lièvre, ni la silhouette d’une gazelle… Et pourtant, en avons-nous fait de belles chasses ici même, hé, mon Le Guen !

— Il faut croire que lorsque la racaille de Benoni a dévasté ce pays, elle n’a rien laissé, même pour le gibier, dit Le Guen.

— Je ne crains pas d’affirmer que ce lieu est absolument désert, reprend Gérard, déposant sa lorgnette. Nous pouvons sans hésitation gouverner sur la cour et y atterrir.

— Pour plus de sécurité, dit Henri, je propose que nous descendions provisoirement dans la petite clairière qui se trouve à un demi-kilomètre à peu près de la Tour ; deux de nous pourraient aller faire un voyage de reconnaissance ; si elle est habitée, nous nous envolons ailleurs ; si elle est libre, nous venons nous poser dans la cour.

— Entendu ! fait Gérard. Et Le Guen se charge avec moi du voyage de reconnaissance.

— Voilà qui me va ! dit Le Guen satisfait. Je commence à avoir des fourmis dans les jambes, moi !… Alle est bien belle, la boîte à m’sieu Wéber, mais alle est un peu serrée, quoi ?… »

Aussitôt que Gérard, faisant office de vigie, a signalé le point exact où l’Epiornis peut atterrir sans encombre, l’aiguilleur fait tourner sa poignée : l’aviateur arrête sa course, commence à descendre d’un mouvement lent, savamment modéré, contredisant par un puissant effort de mécanique la loi de la chute des corps. À chaque seconde la vitesse décroît dans une mesure régulière, et lorsque, enfin, l’oiseau touche le sol, c’est avec tant de souplesse et de moelleux, qu’à peine on en ressent le choc dans la cabine.

« Bravo ! s’écrie Gérard, donnant le signal des applaudissements, que ses compagnons imitent de bon cœur. Henri, tu viens d’accomplir une manœuvre de virtuose ! Ceci est