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combler, non seulement je t’abandonne pour tout un après-midi, mais encore je te prive de ta petite compagne ; j’en ai des remords.

— Oh ! protesta Claire d’un ton indépendant, calmez vos scrupules de conscience. Je ne suis pas une Thérèse, moi. Je ne saurais rester longtemps en place. S’il me fallait m’asseoir une à deux heures en face de dominos à remuer j’y gagnerais la migraine. Demandez à grand’mère si elle me voit beaucoup l’après-midi. »

Il lui jeta un regard de reproche. Sa voix avait des inflexions presque sèches, lorsqu’il lui dit en se levant :

« Je suis à vos ordres, ma cousine ; nous partirons quand vous voudrez. À demain, grand’mère. Qu’est-ce que je dis ! à ce soir. Mais demain je te promets ma matinée tout entière. Nous ferons avec les enfants une bonne partie de loto, en souvenir d’autrefois. On ne vous contraindra point d’y prendre part, Clairette, soyez sans inquiétude, ajouta-t-il ironiquement.

— On y perdrait sa peine », répliqua-t-elle sur le même ton.

Ils firent la première partie du chemin en silence. Hervé était soucieux.

« Vous n’avez pas vu mes fils ce matin ? J’en serais étonné, se décida-t-il enfin à prononcer.

— À sept heures ils étaient à ma porte, à demi vêtus. Ils ont exigé que j’achève leur toilette et d’abord que je les peigne.

— Et… vous avez obéi ?

— J’ai obéi… Si je sais pourquoi, par exemple ! »

Elle réfléchit quelques secondes.

« Voilà !… Je suis entêtée, je le suis beaucoup, mais je crois qu’ils le sont encore plus que moi. Ce doit être là le secret de leur pouvoir. Avez-vous lu cette page de l’Évangile où Notre-Seigneur explique par une parabole toute simple la puissance de l’obstination… Un ami frappe à la porte de son ami et le prie de lui donner des pains : il lui est survenu un hôte en pleine nuit et il n’a pas pour apaiser sa faim. L’ami refuse : il est couché, ses enfants dorment, le bruit qu’il ferait en se levant pourrait les réveiller… Mais le quémandeur heurte plus fort, insiste, supplie… Si bien que l’autre cède afin d’avoir la paix.

— Qu’enseigne le Christ par cette figure ? demanda Hervé, souriant en lui-même du tour imprévu de l’entretien.

— Ce que Lilou et Pompon pratiquent à un degré incomparable : la persévérance dans la prière… Car Notre-Seigneur ajoute :

« Pensez-vous que si un homme cède à la fin aux instances de son ami, non parce qu’il est son ami, mais parce qu’il veut se débarrasser de ses importunités, Dieu pourra résister à la prière du juste ? »

— Mes compliments ! vous êtes ferrée, dit Hervé.

— Je n’y ai pas de mérite, grand’mère se fait lire l’Évangile par Rogatienne chaque soir après souper ; il arrive que je suis là… »

On eût dit qu’elle prenait plaisir à se dépouiller de tout ce qui l’eut pu rehausser aux yeux de son cousin.

Elle avait répondu d’un petit air détaché, moqueur, semblant dire :

« Ah ! vous vous imaginez que je suis capable de faire moi-même des lectures aussi graves : je vais vous fixer là-dessus… »

Quand ils parvinrent au terre-plein où les jardinières attendaient, attelées, ils virent tout le monde réuni, hors Pompon et Lilou.

« Les enfants, où sont-ils donc ? » s’informa Hervé.

On parut surpris.

« Nous les croyions avec toi, répondit Mme de Ludan.

— Je ne les ai pas vus depuis le déjeuner.

— Et vous, Claire ? demanda Thérèse.

— Ils ont quitté la maison vers huit heures, et n’y ont plus reparu de la matinée.

— Allons ! bien ! Les voilà qui vont nous