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JULES VERNE

« Je vous les recommande, capitaine Paxton… répétait-il à Harry Markel. Songez donc, s’il leur arrivait un accident !… Lorsque je les vois grimper à la mâture, il me semble qu’ils vont être… comment dirai-je ?…

— Déralinguès…

— Oui…c’est le mot, déralingués par un coup de roulis ou de tangage, et s’ils tombaient à la mer !… Pensez à ma responsabilité, capitaine ! »

Et quand Harry Markel avait répondu qu’il ne leur laisserait pas commettre d’imprudence, que sa responsabilité était non moins engagée que celle de M. Patterson, celui-ci le remerciait en termes émus qui ne dégelaient guère la froideur du faux Paxton.

Alors c’étaient des recommandations sans fin au jeune Suédois et au jeune Français, qui répondaient :

« N’ayez peur, monsieur Patterson… Nous nous tenons solidement…

— Mais si vos mains venaient à lâcher prise, vous dégringoleriez…

De branchâ in brancham dégringolat atque facit pouf ! comme dit Virgile !… déclama Tony Renault.

— Jamais le cygne de Mantoue n’a commis un pareil hexamètre !… répliqua M. Patterson en levant les bras au ciel.

— Eh bien, il aurait du le faire, riposta cet irrespectueux Tony Renault, car la chute en est superbe : atque facit pouf ! »

Et les deux camarades d’éclater de rire.

Toutefois, le digne mentor pouvait se rassurer, Tony Renault et Magnus Anders, s’ils étaient hardis comme des pages, étaient adroits comme des singes. D’ailleurs, John Carpenter les surveillait, ne fût-ce que par crainte de voir leur prime disparaître avec eux. Et puis, il ne fallait pas qu’un accident obligeât l’Alert à quelque longue relâche dans l’une des Antilles, et, si l’un ou l’autre de ces deux garçons se fût cassé quelque membre, le départ aurait été retardé.

À noter, d’autre part, que l’équipage se mettait rarement en rapport avec les passagers. Ceux-ci eussent pu même remarquer que les hommes se tenaient le plus souvent à l’écart, ne cherchaient point à se familiariser, ce que font d’ordinaire et si volontiers les matelots. Seuls Wagah et Corty liaient conversation, les autres gardant la réserve que leur avait imposée Harry Markel. Si, parfois, Roger Hinsdale et Louis Clodion avaient été surpris de cette attitude, si, à diverses reprises, ils avaient observé que les hommes se taisaient à leur approche, c’était tout, et ils ne pouvaient avoir aucun soupçon.

Quant à M. Patterson, il eût été incapable de faire aucune remarque à ce sujet. Il trouvait que le voyage s’accomplissait dans les plus agréables conditions — chose vraie d’ailleurs — et se félicitait maintenant d’arpenter le pont sans s’accrocher à chaque pas, pede maritimo.

Les calmes ayant persisté, ce fut seulement le matin du 24 août, vers cinq heures, que l’Alert, servi par une petite brise du nord-ouest, parut en vue de la Dominique.

La capitale de la colonie, nommée Ville-des-Roseaux, possède environ cinq mille habitants. Elle est située sur la côte orientale de l’île, dont les hauteurs la défendent de la violence trop fréquente des alizés. Mais le port n’est pas suffisamment abrité contre les houles du large, surtout à l’époque des grandes marées, et la tenue n’y est pas sûre. Un navire est exposé à chasser sur ses ancres, et les équipages sont toujours prêts à changer de mouillage au premier indice de mauvais temps.

Aussi, puisque l’Alert devait séjourner plusieurs jours à la Dominique, Harry Markel préféra-t-il, non sans raison, ne point relâcher à la Ville-des-Roseaux. De même orientation, vers l’extrémité nord de l’île, s’ouvre une rade excellente, la rade de Porstmouth, où les bâtiments n’ont rien à craindre des ouragans