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de l’île, il peut en venir un autre… Espérons que le prochain sera mené par des gens animés de quelque curiosité scientifique et qu’ils voudront venir étudier de près le phénomène…

— Espérons !… » fit Henry en haussant les épaules.

Instruits par cette amère déconvenue, les naufragés décidèrent de renoncer provisoirement au feu qui ne servait qu’à épouvanter les visiteurs quand un hasard inespéré les amenait dans ces parages. À vrai dire, il y avait peu d’espoir qu’il en vînt d’autres. Ceux qui connaissaient de réputation ces quelques îlots solitaires perdus dans la mer Antarctique devaient savoir qu’ils n’offraient aucune ressource aux baleiniers. Il était donc peu probable qu’un autre navire passât à portée.

Et, cependant, telle est la force de l’espérance au cœur de l’homme que pas un, parmi les exilés, ne renonçait à sonder d’un regard anxieux l’horizon éternellement vide et solitaire. De quel côté leur viendrait le salut ?… Et, s’il se présentait d’aventure, comment réussir à se faire entendre ? Unique pensée qui remplissait tous les cœurs.

Mais chaque jour qui s’écoulait semblait affirmer davantage l’implacable réalité. Les provisions ne pouvaient durer éternellement. Quand elles seraient épuisées, que devenir ? Quelle maladie emporterait un à un ces misérables ? Quel serait le sort du dernier survivant, seule épave d’une troupe jadis florissante, après que ses compagnons auraient tous disparu ?… Déjà la démoralisation s’emparait des matelots. Une discipline de fer pouvait seule les maintenir ; pris de nostalgie, ils restaient de longues heures, comme hébétés, à contempler la mer inexorable qui les cernait de toutes parts. Une légende ne tarda pas à se former parmi eux : le spectre de Logan, disaient-ils, revenait la nuit, faisant signe au premier qui devait mourir… Et, le dixième soir après le passage décevant du navire, un second matelot, Belly Smith, sombre et silencieux depuis quarante-huit heures, criant qu’Harry Logan l’appelait, se précipita à son tour du haut de la falaise… Brisé contre les rochers, il arriva mort en bas… Et Le Guen, secouant la tête, confia à Gérard qu’il voyait le moment où tous les survivants seraient pris de la même folie.


XII

Distractions d’exil.


À la suite de leur cruel mécompte, il se fit un changement dans la manière d’être des naufragés. Au début, ils avaient évité d’instinct tout ce qui pouvait ressembler à une installation permanente : les ballots demeuraient remplis ; certaines caisses n’étaient pas même ouvertes ; le matin on roulait les couchettes, on empaquetait les couvertures, on rangeait les colis comme font les porteurs dans une gare avant l’arrivée du train ; on se tenait prêt au départ…

Hélas ! cette libération qu’on avait espérée toute proche, elle devenait de jour en jour plus hypothétique. La vue, si réconfortante en apparence pour ces bannis, d’un navire représentant en raccourci le monde civilisé, après leur avoir apporté une minute de joie folle, leur laissait une dure leçon.

Il fallait cesser de compter sur un secours venu du dehors. S’il venait jamais, tant mieux ! Il était nécessaire, indispensable, d’écarter désormais cette espérance énervante ; et, loin d’attendre rien de la chance ou du hasard, de s’en remettre uniquement à soi, à son courage, à son ingéniosité, à sa persévérance, — de ce côté-là, point de déception possible, — de travailler, chercher, toujours, les moyens d’évasion, mais cela sans négliger de rendre supportables les conditions présentes de séjour et d’existence, car il fallait bien envisager