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la triste possibilité de n’en voir jamais la fin.

On commença donc de part et d’autre à emménager. L’examen méticuleux du Silure, par M. Wéber, ayant corroboré l’opinion du mécanicien et révélé dans le corps du sous-marin des avaries absolument irréparables, il devenait inutile d’en respecter l’intégrité ; le commandant ordonna donc à ses hommes de transporter dans la grotte tous les meubles, armes et ustensiles du bord. L’antre sauvage prit bientôt un aspect des plus habitables. Les dures réalités de l’exil, qui mettent à nu les caractères et abolissent toute distinction artificielle, se trouvaient, par un rare hasard, favorables plutôt qu’hostiles à la paix et à la bonne entente générale. Entre Français et Anglais, la rivalité de race semblait s’effacer, reculer dans le lointain pour faire place à la commune appellation de compagnons d’infortune ; et quant à la révolte, aux actes d’insubordination ou de violence toujours à appréhender d’un équipage que ne retient, plus la discipline courante, ils n’étaient point à craindre ici par la raison que ceux dont on eût pu les attendre n’étaient que trois, tandis que les hommes décidés à maintenir l’ordre étaient au nombre de six. Dès le premier moment, un acte de vigueur était venu informer ceux qui en auraient douté que l’autorité n’avait pas abdiqué. Chargé de transporter du Silure à la grotte un baril de brandy, le pauvre Joe Frost, supposant que l’heure des saturnales était arrivée, n’avait cru rien de mieux à faire que d’entonner une aussi grande quantité du précieux liquide que son estomac en pouvait porter. Le premier résultat de ces libations exagérées fut de foudroyer Joe Frost, qui tomba comme une masse au moment où il se présentait avec son baril dans les bras.

Le second effet de son intempérance fut de faire priver le coupable, pendant trois jours consécutifs, de sa chère ration de rhum. Et cet acte de vigueur suffit à établir sans appel la suprématie de la loi.

Cependant les Français procédaient de leur côté à l’inventaire des soutes de l’Epiornis et y trouvaient plus d’un objet précieux dans leur situation : Henri et M. Wéber, des livres et des crayons pour se plonger dans leurs éternelles cogitations inventives ; Le Guen, les éléments d’un fourneau qu’il établit de ses mains dans la grotte. Le coq put alors y préparer de son mieux les produits peu délectables de la chasse à laquelle se livraient avec ardeur Gérard, le commandant Marston et le lieutenant Wilson. Ce gibier, se composant exclusivement d’oiseaux aquatiques durs, coriaces, à la chair huileuse, n’apportait aux repas qu’un élément de peu de valeur en somme, et le cuisinier se lamentait de dépenser ses talents sur une matière si ingrate.

Mais Gérard n’avait pas perdu de vue son projet de pêche. Le seul obstacle qui en avait retardé l’exécution était la difficulté de construire son épervier, et, tout d’abord, il avait désespéré de trouver, dans un lieu si tristement dépourvu de boutiques, les humbles matériaux nécessaires pour la fabrication de cet engin. Il se rappela soudain une petite discussion amicale qui avait eu lieu, là-bas, entre lui et Colette, Martine, Lina. Il avait ri de voir les singuliers paquetages que les chères mains préparaient pour eux en prévision des difficultés possibles de la campagne (il en eût plutôt pleuré aujourd’hui !), avait raillé de bonne humeur ce nombre prodigieux d’objets encombrants et, selon lui, inutiles.

« Des aiguilles ! Du fil ! Un dé !… Des épingles ! … Des ciseaux ! Me prends-tu pour une couturière, Lina ? Crois-tu donc que je sache me servir de ces affûtiaux-là ?

— Tout le monde devrait savoir se servir d’une aiguillée de fil, disait Colette. As-tu donc oublié combien ces choses-là nous ont manqué chez les Matabélés, quand nous nous sommes vus avec nos vêtements en lambeaux, et privés de la main ou des outils de notre