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JULES VERNE

fuir une première fois. D’ailleurs, il n’aurait pu leur servir, et cette mer démontée l’eût englouti en un instant.

Au fracas qui fit trembler le navire jusque dans l’emplanture des mâts, Louis Clodion et quelques autres s’élancèrent hors de la dunette.

Alors la voix de Will Mitz se fit entendre au milieu du sifflement des rafales.

« Rentrez… rentrez !… criait-il.

— N’y a-t-il plus d’espoir de salut ?… demanda Roger Hinsdale.

— Si… avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. Lui seul peut nous sauver… »

En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. Une masse blanchâtre passa entre la mâture comme un énorme oiseau que l’ouragan emporte. Le petit hunier venait d’être arraché de sa vergue et il n’en restait plus que les ralingues.

L’Alert était pour ainsi dire à sec de toile et, sa barre n’ayant plus d’action, devenu le jouet des vents et de la mer, il fut déhalé vers l’est avec une épouvantable vitesse.

L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?… Depuis qu’il avait été obligé de fuir, n’était-ce pas à plusieurs centaines de milles qu’il fallait évaluer cette distance ?… Et, en admettant que le vent repassât dans l’est, que l’on pût installer des voiles de rechange, combien de jours faudrait-il pour la regagner ?…

Cependant la tempête parut diminuer. Le vent ne tarda pas à changer avec cette brusquerie si fréquente dans les parages des Tropiques.

Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. Durant les dernières heures, l’horizon de l’est s’était dégagé des énormes nuages qui l’obstruaient depuis la veille.

Louis Clodion et ses camarades reparurent sur le pont. Il semblait que cette tempête allait prendre fin. La mer était extrêmement dure, il est vrai, et une journée suffirait à peine à calmer les lames qui déferlaient toutes blanches d’écume.

« Oui… oui…c’est la fin ! » répétait Will Mitz.

Et il levait les bras vers le ciel dans un mouvement de confiance et d’espoir auquel s’associèrent les jeunes passagers.

Il s’agissait maintenant de revenir franchement vers l’ouest. La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle.

D’ailleurs, la distance ne s’était accrue qu’à partir du moment où l’Alert, ne pouvant plus louvoyer, avait dû fuir devant la tempête. Vers midi, la force du vent avait diminué à ce point qu’un navire eût pu larguer ses ris et naviguer sous ses huniers et ses voiles basses. Puis, à mesure qu’elle mollissait, la bise halait le sud, et l’Alert n’aurait qu’à tenir le largue pour faire bonne route.

Il convenait donc de remplacer le petit hunier, puis d’établir le grand hunier, la misaine, la brigantine et les focs.

Cette besogne se prolongea jusqu’à cinq heures du soir, et ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à enverguer une voile nouvelle, retirée de la soute d’arrière.

À ce moment, des cris retentirent au fond de la cale, puis des coups contre les panneaux et les parois du poste. Harry Markel et ses compagnons tentaient-ils une dernière fois de se frayer quelque issue au dehors ?…

Les jeunes garçons sautèrent sur leurs armes et se tinrent prêts à en faire usage contre le premier qui se montrerait.

Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier :

« Le feu est au navire !… »

En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont.

Nul doute, — probablement par imprudence, — quelques-uns des prisonniers, ivres de brandy et de gin, avaient laissé le feu se communiquer aux caisses de la cargaison. Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence.