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Page:Histoire anonyme de la première croisade, trad. Bréhier, 1924.djvu/189

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nous t’abandonnerons, nous ne nous souviendrons plus de toi et pas un de nous n’osera plus jamais invoquer ton nom. » Ce discours parut amer à toute l’armée, si bien que nul d’entre eux, évêque, abbé, clerc ou laïque, n’osa plus invoquer le nom du Christ pendant plusieurs jours[1].

Personne, en effet, ne pouvait consoler Gui, qui pleurait, se frappait la poitrine, se tordait les doigts et s’écriait : « Oh ! mon seigneur Bohémond, honneur et ornement du monde, que le monde craignait et aimait ! Hélas ! quelle tristesse est la mienne ! Je n’ai pas mérité, dans ma douleur, de voir ta figure respectable, moi dont c’était le suprême désir ! Qui me donnera la possibilité de mourir pour toi, très doux ami, mon seigneur ? Pourquoi, lorsque je suis sorti du sein de ma mère, ne suis-je pas mort aussitôt ? Pourquoi suis-je parvenu jusqu’à ce jour néfaste ? Pourquoi n’ai-je pas été englouti dans ta mer ? Pourquoi ne suis-je pas tombé de cheval en me rompant le cou ? Plût à Dieu que j’eusse reçu avec toi un heureux martyre, afin de te voir périr d’une mort glorieuse ! »

Et comme tous accouraient pour le consoler et mettre fin à sa douleur, revenant à lui, il ajouta : « Vous croyez peut-être ce chevalier grisonnant et insensé[2] ? Ai-je jamais entendu dire qu’il ait accompli quelque exploit de chevalier ? Non ; il s’est dérobé avec honte et déshonneur, comme un vaurien et un misérable. Sachez que tout ce que ce malheureux raconte est entièrement faux. »

Sur ces entrefaites, l’empereur envoya ses ordres à ses hommes en ces termes : « Allez et conduisez tous les hommes de cette terre en Bulgarie. Parcourez le pays, dévastez tous les lieux, afin que, quand les Turcs viendront,

  1. Tout ce développement sent la rhétorique et les discours sont imaginés de toute pièce. Le récit des autres sources est plus bref (Albert d’Aix, IV, 39, p. 417 ; Raoul de Caen, 72, p. 658-659 ; Anne Comnène, XI, 6, p. 119-120).
  2. C’est Étienne de Blois qui est qualifié ainsi. Sur le caractère de tout ce passage, voir l’Introduction, p. vii.