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Page:Histoire anonyme de la première croisade, trad. Bréhier, 1924.djvu/71

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sît en sûreté par toute sa terre jusqu’à notre arrivée à Constantinople. Quand nous passions devant leurs villes, il donnait l’ordre aux habitants de nous apporter des provisions, comme faisaient ceux dont nous avons déjà parlé. D’ailleurs, ils craignaient tellement la courageuse armée du seigneur Bohémond qu’ils ne permettaient à aucun d’entre nous de franchir les murailles de leurs cités. Une fois, les nôtres voulaient assaillir et capturer une place forte, sous prétexte qu’elle renfermait des provisions abondantes, mais le sage Bohémond refusa d’y consentir, tant à cause de la franchise de la terre[1] que de la foi promise à l’empereur. Il en fut très irrité contre Tancrède et tous les autres[2]. Cet incident eut lieu le soir ; le lendemain matin, on vit sortir en procession les habitants de la ville, la croix à la main, et ils vinrent en présence de Bohémond, qui les reçut avec joie et leur permit de se retirer dans l’allégresse.

Puis nous atteignîmes une ville appelée Serrès[3], où nous plantâmes nos tentes, et nous y trouvâmes en quantité suffisante la nourriture convenable à cette saison[4]. Ce fut là que Bohémond fit une convention avec deux curopalates[5] et, par amitié pour eux, ainsi que pour respecter la franchise de la terre, il donna l’ordre de restituer tous les animaux dont les nôtres s’étaient emparés en maraudant. Ensuite nous parvînmes à la ville de Rousa[6] ; le peuple grec en sortait et

  1. L’expression justicia terre dont se sert l’Anonyme désigne l’immunité qui appartient à toute terre chrétienne. Ce passage montre clairement la véritable attitude de Bohémond à l’égard de l’empire et suffit à démentir celle que lui prête Albert d’Aix (voir plus haut, p. 25, n. 5).
  2. Raoul de Caen ignore l’incident, mais fait allusion à la mésintelligence entre Bohémond et Tancrède qui en résulta (Raoul, 10-11, p. 612-613). Baudri de Bourgueil (I, 19, p. 24) décrit la discussion violente qui eut lieu entre Bohémond et ses chevaliers.
  3. Serrès, principale ville de la Macédoine orientale, étape de la route qui continuait la Via Egnatia de Salonique à Constantinople. Il ne semble pas que l’armée de Bohémond ait traversé Salonique, et c’est justement à Serrès qu’elle a dû rejoindre cette route importante.
  4. C’est-à-dire au carême, où l’on était entré depuis le 18 février.
  5. Sur ces négociations, cf. Raoul de Caen, 9-10, p. 611-612.
  6. Aujourd’hui Rüskioï, place importante de la Thrace.