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ABAILARD


Selon la coutume des scholastici, chevaliers errants de la philosophie, il parcourait les provinces, et cherchait à la fois des maîtres et des adversaires. Les troubadours visitaient les châteaux, et les philosophes les écoles. Dans cette vie de péripatéticien, Abailard, fort jeune encore, eut l’occasion d’entendre Jean Roscelin, qu’il appelle lui-même son maître (Dialect., ouvrage inédit, p. 471). Jean Roscelin était l’auteur de la fameuse doctrine du nominalisme. D’après cette doctrine, les noms abstraits, tels que vertu, humanité, liberté, etc., n’ont aucune existence réelle, matérielle : ce sont de simples sons, des souffles de la voix, flatus vocis. La doctrine de Roscelin, combattue par saint Anselme, qui soutenait la réalité (de là la doctrine du réalisme) des noms abstraits, ou de ce qu’on appelait alors les universaux, avait été condamnée en 1092 par le concile de Soissons, comme fausse en elle-même, et incompatible avec le dogme de la Trinité. Abailard n’avait guère que vingt ans lorsqu’il vint à Paris, alors le centre de cette philosophie du moyen âge qu’on a nommée la scolastique. Les écoles épiscopales ou claustrales, qui avaient succédé aux écoles palatines de Charlemagne, et qui se tenaient dans un cloître, sous la surveillance immédiate, souvent dans la maison même des évêques, remplaçaient à cette époque (vers 1100) les universités ou académies. L’école épiscopale de Paris était alors la plus fréquentée et la plus célèbre. Son chef était Guillaume de Champeaux, archidiacre, surnommé la Colonne des docteurs. Abailard alla entendre ses leçons, et, de disciple, il ne tarda pas à devenir rival. Après avoir appris le trivium (la rhétorique, la grammaire et la dialectique), il s’instruisit dans le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) ; c’était là toute l’encyclopédie des sciences au moyen âge. Sûr de son savoir, il chercha un lieu où il pût lui-même ouvrir un cours : son choix tomba sur Melun, ville alors fort importante, et il y fonda, en 1102, une école, qu’il transporta bientôt à Corbeil, pour être plus à portée de donner l’assaut à la citadelle de l’école de Notre-Dame de Paris. Il poursuivit Guillaume de Champeaux, partisan du réalisme, dans sa retraite qui devint plus tard l’abbaye de Saint-Victor, et le força, par la puissance de sa dialectique, à modifier cette doctrine. Dès ce moment sa réputation fut assurée. Abailard résolut alors d’établir une école sur la montagne de Sainte-Geneviève. Après que son adversaire fut nommé évêque de Châlons-sur-Marne, Abailard devint, en 1113, chef de l’école de Paris ; il avait fermé le cercle de ses études, et était alors à l’apogée de sa renommée. « Partout on parlait de lui ; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, de l’Angleterre, du pays des Suèves et des Teutons, on accourait pour l’entendre ; Rome même lui envoyait des auditeurs. La foule des rues, jalouse de le contempler, ; s’arrêtait sur son passage ; pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leurs rideaux, derrière les petits vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l’avait adopté comme son enfant, comme son ornement et son flambeau ; Paris était fier d’Abailard, et célébrait tout entier ce nom, dont, après sept siècles, la ville de toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire souvenir. Il attira une si grande multitude d’auditeurs de toute la France et même de l’Europe, que, comme il le dit lui-même, les hôtelleries ne suffisaient plus à les contenir, et la terre à les nourrir. Partout où il allait, il semblait porter avec lui le bruit et la foule. Mais il ne brilla pas seulement dans l’école ; il émut l’Église et l’État, et il occupa deux grands conciles ; il eut pour adversaire saint Bernard, et un de ses disciples et de ses amis fut Arnauld de Brescia. Enfin, pour que rien ne manquât à la singularité de sa vie et à la popularité de son nom, ce dialecticien qui avait éclipsé Guillaume de Champeaux, ce théologien contre lequel se leva le Bossuet du douzième siècle, était beau, poète et musicien ; il faisait en langue vulgaire des chansons qui amusaient les écoliers et les dames ; et, chanoine de la cathédrale, professeur du cloître, il fut aimé jusqu’au plus absolu dévouement par cette noble créature qui aima comme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont la grâce devait être irrésistible, puisqu’elle charma saint Bernard lui-même[1]. »

Des passions tardives éclatèrent dans l’âme de celui qui se disait alors le seul philosophe qu’il y eût sur la terre, et lui préparèrent une destinée nouvelle et tragique, qui est devenue presque toute son histoire. Il y avait alors à Paris une jeune orpheline pleine d’esprit et de charmes, nièce de Fulbert, chanoine de Notre-Dame. Abailard trouva dans les dispositions de l’oncle et de la nièce un moyen de satisfaire la passion qu’Héloïse lui avait inspirée. Il proposa à Fulbert de le prendre en pension, sous prétexte qu’il aurait plus de temps pour l’instruction de son élève. L’attachement mutuel du maître et de l’écolière fixant l’attention du public, Fulbert voulut les séparer ; mais il n’était plus temps : Héloïse portait dans son sein le fruit de ses faiblesses. Abailard l’enleva, et la conduisit en Bretagne, où elle accoucha d’un fils qu’on nomma Astrolabe. Il fit alors proposer à Fulbert d’épouser Héloïse, pourvu que leur mariage demeurât secret. Les deux époux reçurent la bénédiction nuptiale ; mais l’oncle ne crut pas devoir faire un mystère d’une chose qui réparait l’honneur de sa nièce. Héloïse, à qui la gloire d’Abailard était plus précieuse que la sienne, nia leur union avec serment. Fulbert, irrité de cette conduite, la traita avec une rigueur extrême. Son époux la mit à l’abri

  1. M. Ch. de Rémusat, Abélard, t. I, p. 44, et M. Cousin, Introduction aux œuvres inédites d’Abélard.