Page:Hoefer - Biographie, Tome 26.djvu/416

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le secourut en ce besoin. II offrit au connétable de l’accompagner pour voler au secours du comte d’Artois, dont le péril venait d’être annoncé au roi; mais, s’il é!ait trop tard pour le sauver, du moins Joinville contribua à empêcher un plus grand désastre, en défendant toute la journée un petit pont avec le comte de Soissons, son cousin, qui, tout en combattant à ses côtés, lui disait en se moquant et avec cette gaieté chevaieresque qui s’est perpétuée dans nos armées : « Laissons huer cette c Menait le, et, par la coëffe Dieu, encore parlerons-nous de cette journée es chambres des dames. » Dans cette grande bataille Joinville reçut cinq blessures , et son cheval en eut dix-sept. Pendant que le comte d’Artois succombait dans les rues de Mansourah , où il avait pénétré, le roi, si digne, par son intrépidité et son calme, d’être le chef de cette vaillante chevalerie , obtenait quelques succès. A ceux qui l’en félicitaient, le roi, qui venait d’apprendre la mort de son frère, répondit que Dieu fût adoré de ce qu’il lui donnait, et lors, nous dit Joinville, des larmes lui tombaient des yeuxmoult grosses. A la suite de cette bataille le cours du Nil fut corrompu par la quantité de cadavres qui y furent jetés. A l’un des ponts jeté par les chrétiens , ils s’accumulèrent en telle quantité que « tout le flum estoit plein de mors dès l’une rive jusques à l’autre, et de lonc (long) bien le giet d’une pierre menue. Le roy avoit loué cent ribaus qui y furent bien huit jours. Je y vis les chamberlans au conte d’Artois et moult d’autres, qui queroient leurs amis entre les mors ; mais ce fut vainement, » ajoute Joinville.

On était alors en Carême. L’armée, nourrie de


Dans cette retraite ou plutôt cette déroute Joinville, que sa maladie empêchait de marcher, s’embarqua sur le Nil la nuit; mais les embarcations , retenues par les vents contraires , furent entourées de la flotte du soudan ; la quantité de flèches et de feu grégeois qu’elle lançait sur eux était telles, qu’il semblait que les étoiles chûssent du ciel. Les chrétiens qui se trouvaient sur les autres navires furent massacrés ; celui que montait Joinville était resté en arrière au milieu du fleuve, lorsque quatre galères du soudan s’en approchèrent. Dans ce moment suprême le sénéchal consulta ses chevaliers; un seul de ses serviteurs (un mien célerier, né à Dourlens ) fut d’avis de se laisser tous tuer pour aller tous en paradis, mais nous ne le creumes pas, dit Joinville. Il jeta dans le fleuve un coffret où étaient ses reliques et joyaux, et croyait son dernier moment venu, lorsqu’un bon Sarrasin le sauva en criant à ses compagnons : C’est le cousin du roi, ne le tuez pas, c’est le cousin du roi (1)1 Joinville, d’après son conseil, s’élança dans l’une des galères dont les soldats étaient tous occupés au pillage de la sienne, et ce bon Sarrasin, qui ne l’abandonna pas, le tenait embrassé, pour le préserver de leurs coups. « Porté ensuite à terre,, ils me saillirent sur le corps , dit Joinville, pour moy couper la gorge; car cilz qui m’eust occis cuidast estre honoré. Et ce Sarrasin me tenoit toujours embrassé, et crioit : cousin du roi! En telle manière me portèrent deux fois par terre et une à genouillons ; et lors je sentis le coutel à la gorge. En cette persécution me salva Diex par l’aide du Sarrasin, lequel me mena jusqu’au chastel là où les chevaliers poissons souvent putréfiés , exposée aux feux j sarrasins estoient. » Ceux-ci, par la pitié qu’ils d’un soleil sans nuages, fut atteinte du scorbut, dont Joinville décrit les terribles effets (1) ; lui-même, mal guéri des blessures qu’il avait reçues dans la précédente bataille, n ’avoit ni pis ni mieux que les autres. Il souffrait des jambes et des gencives et d’une fièvre quarte. Son prêtre, aussi malade, lui chantait la messe devant son lit, mais à l’endroit du sacrement Joinville le vit se pâmer et, près de tombera terre. « Lors , nous dit-il , quand je vi que il vouioit cheoir, je, qui avoie ma cotte vestue, saillis de mon lit tout deschaux et l’embraçai, et lui dis qu’il feist tout bêlement son sacrement, que je ne le lerroie tant que il l’auroit tout fait. Il revint à soi, et fit son sacrement et parchanta sa messe entièrement, et oncques depuis ne la chanta (2). « 

’ (i) Voici cette peinture des souffrances de l’armée; elle est effrayanle de vérité : « Et 11 venoit tant de chair « morte aux gencives a nos gens, qu’il convenoit que « les barbiers l’enlevassent, pour leur permettre de maie cher et d’avaler. C’était grand’ pitié d’ouyr crier dans « l’armée les gens à qui l’un coupoit les chairs; car ils « crioient tout ainsi que femmes qui sont en travail d’enfant. »

(i) Ce piètre, nommé Jean de Vassey, qui était un eurent de lui, et le voyant malade, le revêtirent du manteau doublé d’hermine que lui avait brave, fut tué quelques jours après. Joinville a consigné dans ses mémoires un trait de hardiesse extraordinaire, qui, dit-il, le rendit bien connu en l’ost, où chacun le montrant l’un à l’autre disait : foici le prestre de monseigneur de Joinville, qui a les huit Sarrasins desconfits.

(1) C’était probablement quelque bon renégat. Les désastres successifs qu’éprouvèrent les chrétiens dans les diverses croisades occasionnèrent souvent, malgré l’enthousiasme religieux qui animait les croisés, de nombreuses abjurations au moment suprême. Joinville nous rapporte qu’un de ces renégats vint un jour offrir au roi un pot de lait et des fleurs, et que le roi, étonné de l’entendre si bien parler français, ayant appris de lui qu’il avait été chrétien, le renvoya sans lui parler. Alors je le pris à part, ajoute Joinville, et l’ayant interrogé, il me dit être né à Provins, et qu’il était venu en Egypte avec le roi Jean de Brienne, qu’il s’y était marié et était devenu riche et puissant. — Mais ne craignez-vous pas, lui dis-je, que si vous mourez en cet état, vous irez en enfer 3 — Oui, répondit-il ( car il savait bien que la loi chrétienne est de toutes la meilleure); mais je crains, en revenant à vous, la pauvreté et le blâme; toujours on me dirait : Voyez le renégat ? Je préfère donc une vie riche et facile à celle que je prévols. — Malgré tout ce que je pus lui dire sur le plus grand danger qu’il devait redouter au jour du jugement dernier, mes belles paroles furent sans effet. »