Page:Hoefer - Biographie, Tome 27.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
427 KANT 428

manière plausible l’hiatus qui existait encore de son temps (hiatus comblé depuis par la découverte de nombreuses petites planètes) entre Mars et Jupiter[1] : sa théorie n’admettait que six planètes, et, tout grand philosophe qu’il était, il ne lui venait pas même à l’esprit que ce nombre pourrait être un jour augmenté ; tant il est vrai que les hommes, se flattant d’enchaîner le présent et l’avenir, ont toujours oublié d’ajouter à la fin de leurs théories et de leurs raisonnements le signe de l’addition. À l’embarras et à l’obscurité de ses explications, la plupart inintelligibles, on sent, pour ainsi-dire d’instinct, que Kant était ici dans l’erreur : c’est que tout est clair et simple quand on tient le fil de la vérité. Kant agite la question de l’habitabilité des corps célestes sous un point de vue nouveau. Ainsi, il ne croit pas que toutes les planètes soient nécessairement habitées, soit parce que, trop jeunes, elles n’ont pas encore reçu d’habitants, soit parce que toutes ne soit pas destinées à en recevoir. « Nous voyons, dit-il, sur notre globe, des contrées et des îles désertes. Comparativement à la grandeur de l’Océan de l’univers, les planètes sont bien moindres que nos régions ou îles désertes. La terre flottait dans l’espace probablement depuis des millions d’années avant qu’elle devint apte à nourrir des plantes, des animaux et l’homme. Cent mille ans de plus ou de moins ne sont rien dans la vie d’une planète. »

Le VIIe volume est, avec le précédent, l’un des plus curieux de toute la collection. Les fragments relatifs à la philosophie de l’histoire (Zur Philosophie der Geschichte), qui parurent d’abord, sous forme d’articles, dans la Berliner Monatsschrift (année 1784, p. 385-411), réimprimés dans le recueil de Tieftrunk, tome II, pag. 661 et suiv., méritent une attention particulière. « Comme les hommes n’agissent ni tout à fait instinctivement, ni tout à fait rationnellement, ainsi qu’il conviendrait aux vrais citoyens du monde, leur histoire, d’après un plan régulier (comme chez les abeilles et les castors) parait impossible. » — « Nous attendons encore, ajoute l’auteur, le génie qui pourrait nous montrer la grande loi des contradictions et des excentricités des actions humaines, le Kepler ou le Newton de l’humanité (2)[2]. » Puis il formule les propositions suivantes : 1° Tout être vivant est, de sa nature, destiné à se développer empiétement et conformément à un but. — 2° Le développement de l’homme, comme être rationnel, parait être dévolu non à l’individu, mais à l’espèce. — 3° L’homme est destiné à tirer de lui-même tout ce qui dépasse la vie animale, et à ne chercher sa félicité ou sa perfection que dans l’emploi de sa raison, délivrée de l’instinct. — 4° Le moyen dont se sert la nature pour le développement de la raison est l’antagonisme des formes humaines dans la société. — 5° Le plus grand problème à résoudre, pour l’espèce humaine, c’est d’arriver à former une société qui se gouverne par la justice. — 6° L’homme est un animal qui, dès qu’il vit en société avec ses semblables, a besoin d’un maître ; car, vis-à-vis d’autrui, il abuse toujours de sa liberté ; et bien que, comme être raisonnable, il désire une loi qui mette des bornes à la liberté de tous, son instinct égoïste et brutal le pousse à s’en exempter. Là est le nœud de la difficulté. L’homme a donc besoin d’un maître pour être soumis à la loi qu’il juge lui-même nécessaire, mais que, pour son propre compte, il tend sans cesse à éluder. Ce maître il ne peut le prendre que parmi les individus de sa propre espèce. Or, chacun de ceux-là n’a-t-il pas les mêmes défauts ? C’est donc tourner dans un cercle vicieux. Quoi ! on demande un souverain qui soit d’une manière absolue juste pour lui-même, et qui cependant ne cesse pas d’être un homme ! Avec un tronc aussi tortueux que l’homme, on ne fera jamais rien de droit (aus so krummen Holze, als woraus der Mensch gemacht ist, kann nichts gerades gezimmert werden)[3]. L’auteur cite ici la comparaison suivante d’un Hollandais : « Les êtres qui peuplaient les forêts de la tête d’un mendiant considéraient depuis longtemps leur domicile comme un immense globe et eux-mêmes comme le chef-d’œuvre de la création, lorsque tout à coup l’un d’eux, le Fontenelle de son espèce, visa la tête d’un gentilhomme, et, appelant à lui tous les esprits forts de son quartier, s’écria avec enthousiasme : Nous ne sommes pas les seuls êtres vivants de la nature ; voyez cette nouvelle terre : elle est aussi habitée par des poux. » C’est ainsi que l’homme, dans l’importance qu’il se donne, efface d’un trait tout ce qui, dans la création, ne se rattache pas immédiatement à lui-même pris pour centre de son imagination. « Le degré hiérarchique que nous formons dans l’échelle des espèces humaines qui peuplent les innombrables planètes des étoiles-soleils, correspond peut-être à celui des insectes parasites dans notre échelle zoologique ; cela dépend des lois de notre organisation intellectuelle, ou de la manière dont l’intelligence est servie par les organes da corps….. La majorité des hommes semblent manquer le but de leur existence : ils ne dépensent leurs forces qu’à obtenir des résultats (vivre et se propager) que les animaux obtiennent plus sûrement et à moins de frais[4]. » L’auteur suppose que l’intelligence des habitants planétaires est inversement proportionnelle à la

  1. Vol. VI, pag. 195-196.
  2. (2) Kant émet cet espoir sous une forme dubitative et presque satirique (p. 318). Il a eu peut-être tort.
  3. Kant ajoute ici en note : « Nous ignorons ce qu’il en est ici avec les habitants des autres planètes. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que si nous parvenons jamais à résoudre le grand problème du gouvernement de l’homme par l’homme, nous pourrons nous flatter d’occuper un rang distingué auprès de nos voisins de l’univers.
  4. Vol, VII, pag. 206 et suiv.