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PÉTRARQUE

première fois à mes yeux, dans le premier temps de mon adolescence, l’an du Seigneur 1327, le 6 du mois d’avril, dans l’église de Sainte-Claire à Avignon, à l’heure matinale ; et dans la même ville, au même mois d’avril, le même jour 6, et à la même première heure, l’an 1346, cette lumière fut ravie à la lumière du jour, lorsque j’étais à Vérone, hélas ! ignorant mon malheur. La triste nouvelle, apportée par une lettre de mon ami Louis, me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps très-chaste et très-beau fut déposé dans l’église des frères Mineurs le jour même de sa mort, vers le soir. Je suis persuadé que son âme, comme Sénèque le dit de Scipion l’Africain, est retournée au ciel d’où elle était venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve une certaine douceur mêlée d’amertume à écrire ceci, de préférence sur ce livre, qui revient souvent sous mes yeux, afin que, rien ne devant plus me plaire dans cette vie, et mon lien le plus fort étant brisé, je sois averti par la vue fréquente de ces paroles, et par la juste appréciation d’une vie si fugitive, qu’il est temps de sortir de Babylone ; ce qui, avec le secours de la grâce divine, me sera facile en songeant fortement et virilement aux soins superflus, aux vaines espérances, aux événements inattendus de mon temps passé[1].


Laure n’avait guère que quarante ans lorsqu’elle succomba, après trois jours de maladie, à la peste qui ravageait alors l’Europe. Sa mort fut calme. Pétrarque en a fait une admirable peinture dans son Triomphe de la mort : « Près d’elle, dit-il, étaient toutes ses amies, toutes ses voisines ; alors de cette blonde tête la Mort enleva un cheveu d’or ; ainsi elle ravit la plus belle fleur du monde… Non comme une flamme qui est éteinte par force, mais qui se consume d’elle-même, l’âme contente s’en alla en paix ; telle qu’une suave et claire lumière à qui l’aliment manque peu à peu, gardant jusqu’à la fin sa manière habituelle. Pâle non pas, mais plus blanche que la neige qui par un temps calme tombe sur une belle colline, elle semblait se reposer comme une personne fatiguée. On eût dit qu’un doux sommeil fermait ses beaux yeux, lorsque déjà l’esprit s’était séparé de son corps ; c’était là ce que les insensés appellent mourir. La mort paraissait belle sur son beau visage. » Toutes les poésies que Pétrarque composa après cette triste date sont pleines des témoignages de sa douleur et de sa passion. Sa vie, qui se prolongea encore vingt-six ans, et qui fut assez agitée, plus par les inquiétudes de son caractère, porté à la tristesse, que par les événements extérieurs, resta constamment sous l’influence de cette noble et chère mémoire. Il s’imaginait qu’il était en fréquente communication avec l’esprit de Laure ; il la décrit comme lui apparaissant au milieu de la nuit, le consolant et lui montrant au ciel la place de leur prochaine réunion. Il faut citer ici, pour couronner le récit de ce long amour, si sincère et si idéal, un admirable sonnet, le plus beau peut-être des sonnets du poëte.

« Je m’élevai par la pensée jusqu’aux lieux où est celle que je cherche et que je ne retrouve pas sur la terre. Là parmi les âmes que le troisième cercle enserre, je la revis plus belle et moins altière. Elle me prit par la main et me dit : « Dans cette sphère tu seras encore avec moi, si mon désir ne me trompe pas : Je suis celle qui te fis tant la guerre, et qui achevai ma journée avant le soir. Une intelligence humaine ne peut comprendre ma félicité. Je n’attends que toi seul, et cette belle enveloppe de mon âme que tu as tant aimée et qui est restée sur terre. » Ah ! pourquoi cessa-t-elle de parler, et ouvrit-elle la main qui tenait la mienne ? Au son de ces paroles si tendres et si chastes, peu s’en fallut que je ne restasse au ciel. »

Les crimes et la chute de Rienzi, la catastrophe des Colonna à Borne, bientôt suivie de la

  1. Voilà le texte de cette note célèbre : « Laura, propriis virtutibus illustris et meis longum celebrata carminibus, primum oculis meis apparuit, sub primum adolescentiae meae tempus, anno domini 1327, die 6 mensis aprilis, in ecclesia Sanctae Clarae, Avenione, hora matutina ; et in cadem civitate, eodem mense aprilis, eodem die sexto, eadem hora prima, anno autem 1348, hab haec luce lux itia subtracta est, quum ego fortunae Veronae essem, heu fati mei nescius ! Rumor autem infelix, per litteras Ludovici mei, me Parinae repperit, anno eodem, mense majo, die 19, mane. Corpus illud castissimum atque pulcherrinum in loco fratrum Minorum repositum est, ipso die mortis, ad vesperam. Animam quidem ejus, ut de Africano ait Seneca, in Coelum, unde erat, redusse mihi persuadeo. Hoc autem ad acerbam rei memoriam amara quadam dulcedine scribere visum est, hoc potissimum loco qui saepe sub oculis meis redit, ut cogitem nihil esse deberre quod amplius mihi placeat in hac vita, et effracto majori laqueo tempus ense de Babylone fugiendi, crebra horum inspectione se fugacissimae aetatis aestimatione commoneat. Quod praevbia Dei gratia facile erit, praeteriti temporis curas supervacuas, apes inanes, et inexpectatos exitus acriter et viriliter cogitandi. » On a contesté, mais sans motifs plausibles, l’authenticité de cette note. Le manuscrit de Virgile qui la contient servait à l’usage de Pétrarque dès sa jeunesse. La note relative à Laure est superposée à une autre note, où le poëte a consigné que le manuscrit lui fut volé aux kalendes de novembre 1326, et lui fut rendu à Avignon le 17 avril 1338. Après la mort de Pétrarque, le précieux Virgile passa à son ami Jean Doadi ; il fut placé, vers 1380, dans la bibliothèque de Pavie, et y resta jusque vers la fin du quinzième siècle ; il en sortit à l’époque de la prise de cette ville par les Français ; mais on a pu suivre sa trace entre les mains de ses différents propriétaires jusqu’à son acquisition par le cardinal Borromée, fondateur de la bibliothèque Ambroisienne. Il resta dans cette bibliothèque jusqu’en 1796. À cette époque les commissaires de la république française l’enlevèrent et l’envoyèrent à Paris à la bibliothèque Nationale, où il resta déposé jusqu’en 1815. Après la chute de l’empire il fut restitué à la ville de Milan et réintégré dans la bibliothèque Ambroisienne. La note sur la mort de Laure se trouve aussi sur un des plus anciens manuscrits des épîtres de Pétrarque dans la bibliothèque Laurentienne à Florence ; elle est accompagnée de cette observation : « Ce qui suit se trouve écrit, et, à ce qu’on dit, de la propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait, et qui est maintenant à Pavie dans la bibliothèque du duc de Milan » Voir sur cette question : Tomasini, Petrarca redivivus ; l’abbé de Sade, Mémoires sur Pétrarque, vol. II, note 8 ; Baldelli, Petraca e sue opere.