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seulement à l’âge de vingt-sept ans que Sophocle osa entrer en lutte. Sa première pièce fut représentée sous l’archonte Apséphion, la 4e année de la LXXVIIe olymp. (468 avant J.-C.), aux Dionysiaques du printemps. Il avait Eschyle pour concurrent, et cependant il remporta la victoire. L’animation du public, partagé entre le vieux poëte et son jeune rival, était si vive que l’archonte Apséphion n’osant pas tirer au sort les juges qui devaient décerner le prix, s’en remit du soin de prononcer la sentence à Cimon, alors stratége, et à ses collègues ; nous avons dit qu’elle fut favorable à Sophocle. Plutarque, de qui nous tenons le fait (Cim., 8), ajoute que Cimon venait de conquérir l’île de Scyros et d’en rapporter les ossements de Thésée : ces dernières circonstances sont inexactes, et pourraient faire douter du reste du récit. La prise de Scyros et la translation des ossements de Thésée avaient eu lieu, c’est Plutarque lui-même qui nous l’apprend dans la Vie de Thésée, c. 36, sept ans plus tôt, sous l’archontat de Phédon, olymp. LXXVI, 1. Mais cette inadvertance de l’historien ne prouve pas que le fond de son récit soit faux. Cimon avait dans les premiers mois de cette année 468 (en août ou en septembre : l’année athénienne commençait au solstice d’été), remporté sa grande victoire de l’Eurymédon ; il était revenu comblé de gloire, et il allait repartir au printemps pour une nouvelle expédition, lorsqu’il fut appelé à se prononcer entre les deux rivaux. Il semblait que le fils de Miltiade dût pencher pour le vétéran de Marathon, pour le glorieux poëte de cette période où Aristide et lui-même Cimon avaient gouverné l’État ; aussi sa décision, qui semblait en contradiction avec ses préférences, n’en fut-elle que plus honorable pour le vainqueur. On dit qu’Eschyle en ressentit tant de chagrin qu’il quitta bientôt après Athènes pour se retirer à Gela, en Sicile, où il mourut. C’est une fable : l’année suivante, 1re de la LXXVIIIe olymp., Eschyle fit représenter les Sept chefs devant Thèbes, et il est probable qu’il ne quitta Athènes qu’après la représentation de son Orestie, olymp. LXXX, an. 2 (458 avant J.-C.), c’est-à-dire dix ans après la victoire de Sophocle.

On a prétendu aussi que dès ce premier concours Sophocle avait montré cette manière particulière de comprendre la tragédie qui distingue ses œuvres les plus parfaites. « Ce fut une grande journée dans l’histoire de la tragédie grecque, dit M. Patin après Welcker, que celle où les deux systèmes se disputèrent pour la première fois l’empire de la scène. » Mais il semble que dans ce débat solennel il s’agissait moins de deux systèmes différents que d’un degré de plus de perfection dans le même système. Une des pièces qui méritèrent à Sophocle ce triomphe était le Triptolème. Un sujet qui tenait de si près aux institutions religieuses et civiles de l’Attique, traité avec cette élégance de style qui se marquait surtout dans les chants lyriques, a bien pu gagner la faveur des juges et l’emporter sur les mâles et rudes beautés de la poésie d’Eschyle.

Ce début éclatant, soutenu par d’autres succès, assura à Sophocle la première place parmi les tragiques athéniens, après la retraite et la mort d’Eschyle. Son grand rival Euripide, quoique plus populaire dans le monde hellénique, ne jouit jamais à Athènes de la même faveur. Cette faveur se marqua d’une manière qui a paru étrange. Le poëte fut élu stratége. On donnait ce titre à dix magistrats, nommés annuellement et chargés du pouvoir exécutif. Leur principale fonction consistait dans le commandement de la milice et de la flotte. Comme tout Athénien faisait partie de la milice et recevait une éducation militaire, comme de plus la poésie était une aptitude et non pas une profession, rien n’empêchait qu’un poëte ne fût un habile général ; mais il paraît que ce n’était pas le cas de Sophocle. Il fut élu stratége à la suite du grand succès de son Antigone dans l’olymp. LXXXIV, an. 4 (440 avant J.-C.). Or cette année même Samos, la plus puissante des dépendances d’Athènes, se révolta. Les dix stratéges, parmi lesquels se trouvaient Sophocle et Périclès, partirent avec soixante trirèmes pour soumettre l’île rebelle. Sophocle fut chargé d’aller recueillir les contingents de Chios et de Lesbos. Il nous reste de cette mission un souvenir curieux. Le poëte Ion, qui avait obtenu quelques succès sur le théâtre d’Athènes, vivait alors à Chios, sa patrie ; il eut occasion de dîner avec son illustre confrère, et il raconta dans une page charmante de ses Mémoires, citée par Athénée, les détails de ce banquet où le poëte athénien montra plus de bonne humeur que de gravité. Sophocle, entre autres choses, avoua gaîement que Périclès ne faisait pas grande estime de ses talents militaires. Périclès aurait eu raison si, comme le prétend Suidas, Sophocle, chargé peu après de bloquer le port de Samos, se fût laissé battre par Mélissus, philosophe renommé et pour le moment général des Samiens. La défaite de l’escadre athénienne en l’absence de Périclès est certaine, mais il est douteux que Sophocle en eût le commandement. Il revint à Athènes avant la fin du siége. Ce ne fut pas la seule fois qu’il remplit des fonctions publiques. On a conjecturé d’après un passage de Plutarque (Nicias, 15) qu’il avait été plusieurs fois stratége, et une inscription nous apprend que dans l’olymp. LXXXVI, 1 (435 avant J.-C.), il était un des directeurs des contributions fédérales (hellenotamiæ). Enfin, malgré sa modération, il ne put rester toujours à l’écart des partis qui agitèrent Athènes. Nommé membre de la commission des hauts conseillers (πρόβουλοι) chargés de veiller à la sécurité de la ville après la malheureuse expédition de Syracuse