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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/16

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sion on peut bien boire dans la joie de son cœur une gorgée de plus que sa soif. Cela peut arriver à un homme de Dieu comme aux autres, et vous n’êtes que candidat. Mais, si vous voulez me le permettre, je prendrai une pipe de votre tabac, le mien y a passé là-haut tout entier.

Et le bourgeois tout en disant cela, et au moment même où l’étudiant allait mettre pipe et tabac dans sa poche, se mit à nettoyer lentement et soigneusement sa pipe, et commença à la bourrer sans se presser. Plusieurs jeunes filles de bourgeois s’étaient approchées pendant ce temps et causaient bas entre elles en regardant Anselme. Il semblait à celui-ci qu’il se trouvait sur des épines acérées ou des épingles brûlantes.

Quand il fut rentré en possession de son tabac et de sa pipe, il s’enfuit au grand galop. Tout le merveilleux qu’il avait vu s’était complètement effacé de sa mémoire, et il se rappelait seulement qu’il avait dit tout haut de folles paroles sous le sureau ; ce qui lui était d’autant plus insupportable qu’il avait jusque-là professé une profonde horreur pour les soliloques.

— Le démon parle par votre bouche, lui dit le recteur. Et il le crut en effet. La pensée d’avoir été pris le jour de l’Ascension pour un candidatus théologiæ ivre lui était insupportable.

Déjà il voulait entrer dans l’allée de peupliers près du jardin de l’hôtel lorsqu’une voix cria derrière lui :

— Monsieur Anselme ! monsieur Anselme ! au nom du ciel, où courez-vous en si grande hâte ? nous attendons ici près de l’eau le recteur Paulmann.

Il s’aperçut seulement alors qu’on l’invitait à se promener sur l’Elbe en bateau et à passer la soirée chez lui dans sa maison, située dans le faubourg de Pirna.

Anselme accepta avec joie, parce qu’il espérait échapper ainsi au mauvais sort jeté sur lui ce jour-là. Lorsqu’ils furent dans le bateau, on tira sur l’autre rive, dans le jardin d’Antoni, un feu d’artifice. Les baguettes s’élevaient avec des explosions et des sifflements dans les airs, et leurs étoiles lumineuses se brisaient dans le ciel en crachant avec bruit des flammes et des éclairs.

Anselme était assis dans le recueillement près du rameur ; mais lorsqu’il aperçut dans l’eau le reflet des gerbes et des fusées, il lui sembla voir les serpents d’or fendre les eaux à la nage. Tout ce qu’il avait vu d’étrange sous le sureau lui revint de nouveau vivement en mémoire, et de nouveau aussi il éprouva ce désir brûlant qui avait remué son cœur de ses ravissements douloureux.

— Ah ! dit-il, êtes-vous revenus, serpents dorés ? Chantez, chantez, pendant votre chant vont apparaître les beaux yeux bleus. Ah ! vous êtes maintenant sous les eaux.

Et il fit un violent mouvement comme s’il eût voulu se précipiter de la gondole dans le fleuve.

— Monsieur, avez-vous le diable au corps ? dit le batelier en l’arrêtant par un pan de son habit.

Les jeunes filles assises près de lui se mirent à crier et dans leur effroi s’enfuirent de l’autre côté de la gondole. Le greffier Heerbrand dit au recteur Paulmann quelques mots à l’oreille, auxquels celui-ci répondit par plusieurs autres, dont Anselme entendit seulement ces paroles :

— De semblables attaques ! — Pas encore remarqué !

Et aussitôt après le recteur Paulmann se leva et vint s’asseoir avec une certaine solennité auprès d’Anselme, et prenant sa main il lui demandai :

— Monsieur Anselme, comment vous trouvez-vous ?

L’étudiant fut près de se trouver mal, car il s’éleva dans son cœur un combat qu’il voulait en vain apaiser.

Il voyait maintenant que ce qu’il avait pris pour les serpents dorés n’était autre chose que le reflet d’un feu d’artifice tiré dans le jardin d’Antoni. Mais un sentiment inconnu (et il n’aurait su dire s’il était de joie ou de douleur) oppressait nerveusement sa poitrine, et quand le batelier frappait de ses deux rames l’eau qui bruissait et grondait écumante comme si elle eût été courroucée, il entendait dans ce bruit un chuchotement mystérieux où il distinguait ces paroles :

— Anselme ! Anselme ! ne nous vois-tu pas sans cesse passer devant toi ? la sœur te jette un nouveau regard ! Crois ! crois en nous !

Il crut distinguer dans le reflet trois raies d’un vert éclatant ; mais lorsqu’il tint les regards fixés mélancoliquement sur l’eau pour voir si les beaux yeux en sortiraient et se tourneraient vers lui, alors il remarqua que ce n’était que la réverbération des fenêtres éclairées des maisons voisines. Il resta en silence tandis qu’un combat se livrait dans son cœur, mais le recteur Paulmann lui répéta plus fortement encore :

— Comment vous trouvez-vous, monsieur Anselme ?

— Bien abattu, répondit l’étudiant. Ah ! cher monsieur le recteur, si vous saviez ce que j’ai rêvé, je viens de rêver de choses étranges tout éveillé, les yeux ouverts, sous un sureau placé près du mur du jardin de Link, vous ne seriez pas surpris de me voir si préoccupé.

— Eh ! eh ! dit le recteur, je vous ai toujours regardé comme un jeune homme raisonnable ; mais rêver les yeux ouverts, et vouloir tout à coup se jeter à l’eau, c’est, pardonnez-moi, l’affaire des fous.

L’étudiant Anselme fut tout chagrin des dures paroles de son ami, et alors la fille aînée de Paulmann, mademoiselle Véronique, une fort jolie et fraîche jeune fille de seize ans dit :

— Mais mon père, il doit être arrivé à M. Anselme quelque chose d’étrange, il croit peut-être qu’il a eu une vision, lorsqu’il ne s’est que tout naturellement endormi là sous le sureau et alors il aura vu en songe toutes les choses folles qu’il a encore dans la tête.

— Et aussi, chère demoiselle, ajouta le greffier Heerbrand, ne peut-il pas tomber aussi tout éveillé dans un état rêveur ? Ainsi une après-midi, dans une espèce de léthargie de ce genre, au moment de la digestion du corps et de l’esprit, j’ai trouvé comme par inspiration la place où était un acte perdu, et hier encore une magnifique page latine écrite en grosses lettres dansait devant mes yeux tout grands ouverts.

— Ah ! mon honorable archiviste, répondit le recteur Paulmann, vous avez toujours eu un goût naturel pour la poésie, et de là il n’y a qu’un pas au fantastique et au romanesque.

Mais cela fit du bien à l’étudiant Anselme qu’on l’eût pris pour un fou ou un homme ivre, et bien qu’il fût resté un peu triste, il crut remarquer pour la première fois que Véronique avait de très-beaux yeux d’un bleu sombre, sans que ces yeux étranges qui l’avaient regardé du sureau lui revinssent en mémoire.

Au reste, toute l’aventure passée sous cet arbre s’était encore une fois effacée pour lui. Il se sentait plein de joie, et même il alla si loin dans son abandon plein de gaieté, qu’il offrit sa main à mademoiselle Véronique, qui l’avait si bien défendu, pour descendre de la gondole ; et sans plus de façon, lorsqu’elle eut appuyé son bras sur le sien, il la reconduisit chez elle avec tant de bonheur qu’il ne glissa qu’une seule fois, et qu’il ne jeta qu’une tache de crotte, et bien petite, sur la robe blanche de Véronique, emprunté au seul endroit boueux qui se trouvait sur le chemin. Le recteur Paulmann remarqua l’heureux changement de l’étudiant Anselme ; il lui rendit son affection et le pria d’oublier les paroles dures qu’il lui avait adressées.

— Oui, ajoutait-il, on a des exemples de certains fantômes qui peuvent apparaître et tourmenter ; mais c’est une maladie dont on se débarrasse avec des sangsues, comme l’a prouvé un célèbre docteur déjà mort.

L’étudiant Anselme ne savait s’il avait été ivre ou fou ; mais en tout cas les sangsues lui parurent tout à fait inutiles, attendu que toutes ses apparitions s’étaient envolées. Il se sentait dans une disposition charmante, et il lui arriva de dire des choses fort agréables sur la beauté de Véronique.

Ou fit comme d’habitude de la musique après un frugal repas. L’étudiant Anselme se mit au piano, et Véronique fit entendre sa fraîche voix.

— Honorable demoiselle, dit le greffier Heerbrand, votre voix a de l’analogie avec les sons d’une cloche de cristal.

— Oh ! non pas, reprit involontairement Anselme.

Tout le monde se retourna et l’examina avec surprise.

— Les cloches de cristal résonnent étrangement, bien étrangement, dans les sureaux ! ajouta-t-il en se parlant à voix basse.

Alors Véronique lui dit en lui posant la main sur l’épaule :

— Que dites-vous donc là monsieur Anselme ?

L’étudiant retrouva aussitôt toute sa gaieté et recommença à jouer. Le recteur Paulmann jeta sur lui un sombre regard, mais l’archiviste Heerbrand mit sur le pupitre un cahier de musique, et chanta d’une manière ravissante un air de bravoure du maître de chapelle Graun.

Anselme accompagna encore différents morceaux ; un duo de la composition du recteur Paulmann, et qu’il chanta avec mademoiselle Véronique, fit un plaisir extrême.

Il était assez tard, le greffier prit sa canne et son chapeau ; alors le recteur Paulmann s’approcha de lui et lui dit en cachette :

— Ne voudriez vous pas, honorable archiviste, pour Anselme, vous savez ! ce que nous disions…

— Très-volontiers, reprit le greffier, et sans plus de façon, quand tout le monde se fut assis en cercle, il commença ainsi :

— Il y a dans cette ville un vieillard très-extraordinaire, on prétend qu’il est très-versé dans les sciences occultes ; pour ma part, je le regarde comme un antiquaire et un chimiste très-habile. Je parle ici de l’archiviste Lindhorst. Il vit, comme vous le savez, très-solitaire dans sa vieille maison, placée dans un quartier désert, et lorsqu’il n’est pas occupé de ses fonctions, il se tient d’ordinaire dans sa bibliothèque ou son laboratoire, où personne ne peut entrer. Il possède aussi des livres rares, arabes ou koptes en grande partie, et aussi des manuscrits étranges écrits dons une langue inconnue. Il voudrait les faire copier par une personne habile, et il a pour cela besoin d’un homme qui ait l’habitude de dessiner à la plume et puisse reproduire avec la plus grande fidélité tous les traits du parchemin, même les taches. Il le fera travailler dans une chambre particulière de sa maison et sous sa surveillance, et il s’engage à payer, en outre de la table, un thaler par jour tout le temps que durera la copie. Il promet même un riche cadeau lorsque le tout sera heureusement terminé. Le temps du travail de chaque jour doit être de midi à six heures du soir. De trois à quatre heures ou dîne et on se repose.