Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/15

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malheurs ! Je ne me plaindrai pas de n’avoir pas été roi de la fève, d’avoir toujours perdu à pair ou non, de ce que mon pain tombe sans cesse du côté du beurre ; mais n’est-ce pas un sort effroyable, que moi, qui suis devenu étudiant en dépit de Satan, je ne sois et ne puisse être qu’un nigaud ? Ai-je jamais endossé un habit neuf sans attraper dès le premier jour une tache de suif ? M’arrive-t-il de saluer un monsieur, conseiller ou autre, ou bien une dame, sans envoyer mon chapeau à la volée, ou sans glisser, et tomber honteusement assis par terre ? Chaque jour de marché n’ai-je pas à la halle une dépense constante de trois à quatre gros pour des pots que je brise sous mes pieds, parce que le diable me met en tête de prendre ma route en droite ligne comme les moutons ? Suis-je donc arrivé une seule fois à temps au collège ou partout ailleurs ? À quoi m’a-t-il jamais servi d’y aller une demi-heure avant l’ouverture, et de ma placer devant la porte, le loquet dans la main, si au moment de pénétrer avec le son de la cloche le démon m’envoie l’eau d’une cuvette sur la tête, ou que je coure juste contre un autre qui veut sortir, de sorte que je me voie enveloppé dans une foule d’affaires, et par cela même encore en retard ? Ah ! ah ! où êtes-vous, heureux songes d’un heureux avenir que croyait mon orgueil ! J’espérais arriver jusqu’au secrétariat intime ; mais ma mauvaise étoile ne m’a-t-elle pas fait des ennemis de mes plus zélés protecteurs. Je sais que le secrétaire intime auquel je suis recommandé ne peut souffrir les cheveux courts, le friseur m’attache avec une peine infinie une petite queue à la nuque ; mais à la première salutation le malheureux cordon se brise, et un mopse alerte qui flaire tout autour de moi apporte ma queue en triomphe au secrétaire intime. Épouvanté je cours près lui, et je renverse la table où mon Mécène a déjeuné en travaillant, les tasses, l’assiette, l’encrier, la poudrière tombent en résonnant, et un fleuve d’encre et de chocolat se répand sur le rapport écrit.

— Étés-vous le diable, monsieur ? me crie le secrétaire intime en courroux ; et il me jette à la porte. À quoi peut me conduire l’espérance que le recteur Conrad m’a donnée d’une place d’écrivain ? le mauvais sort qui me poursuit partout va-t-il donc m’abandonner ? Et encore aujourd’hui, je voulais fêter gaiement le jour chéri de l’Ascension, je voulais faire les choses comme il faut, et pouvoir appeler fièrement, comme tout autre hôte, aux bains de Link :

— Garçon, une bouteille de double bière ! et de la meilleure, je vous prie !

J’aurais pu rester assis jusqu’au soir, assez tard, et tout près de telle ou telle société d’élégantes jeunes filles. J’en suis sûr, j’aurais eu du courage, je serais devenu un tout autre homme, oui ! j’aurais été si loin, qu’une d’elles aurait fini par me dire : Quelle heure peut-il être ? ou bien : Que joue-t-on donc là ? Alors je me serais élancé sans renverser mon verre ou faire tomber mon banc, et courbé à demi, à un pied et demi de distance, j’aurais dit : Permettez, mademoiselle, c’est l’ouverture de la Femme du Danube ; ou bien : six heures vont sonner. Quelqu’un aurait-il pu trouver là dedans quelque chose à blâmer ? Pas le moins du monde. Les jeunes filles se seraient regardées en souriant avec malice, ce qui arrive toujours quand je prends assez de hardiesse pour montrer que je possède très-bien le léger ton de la société et que je fais ma cour aux dames ; mais Satan va me jeter contre un maudit panier de pommes, et maintenant dans la solitude, mon canastre…

Ici l’étudiant Anselme fut interrompu dans son monologue par un étrange bruit, semblable à un froissement qui se fit entendre dans l’herbe, tout près de lui, et bientôt se glissa dans les rameaux et les feuilles du sureau. Tantôt on aurait dit que le feuillage tremblait au vent du soir, tantôt que les oiseaux gazouillaient dans les branches et agitaient leurs petites ailes en voltigeant çà et là. Alors s’élevèrent un murmure et un chuchotement, on aurait dit que les fleurs résonnaient comme des clochettes de cristal suspendues. Anselme ne se lassait pas d’écouter. Là, sans qu’il pût savoir comment, le chuchotement, le tintement et le murmure devinrent des paroles à demi prononcées à voix basse :

— À travers, là ! à travers, là ! entre les branches, entre les fleurs épanouies glissons-nous, serpentons, ma sœur ! ma sœur ! glisse-toi à la lumière, vite, vite en haut, en bas ! le soleil couchant darde ses rayons, le vent du soir siffle, la rosée babille, les fleurs chantent, agitons nos langues, chantons avec les fleurs et les branches, bientôt brilleront les étoiles, là, à travers, descendons, serpentons, glissons-nous, ma sœur !

Ainsi continuaient ces paroles sans suite. C’est sans doute le vent du soir, pensa Anselme, qui murmure aujourd’hui des sons intelligibles ; mais dans le moment même résonna au-dessus de sa tête comme le son de trois cloches en accord. Il regarda en haut, et aperçut trois petites couleuvres brillantes d’or vert qui s’étaient roulées autour des branches et présentaient leur tête aux rayons du soleil du soir. Là il entendit murmurer et chuchoter encore les mêmes paroles, et les petites couleuvres rampaient en haut et en bas à travers les fleurs ; et quand elles se mouvaient rapidement on aurait dit que le sureau répandait des milliers de brillantes émeraudes à travers son feuillage sombre. — C’est le soleil couchent qui joue ainsi dans cet arbre, pensa l’étudiant Anselme. Mais les clochettes résonnèrent de nouveau, et Anselme vit un serpent s’étendre en bas vers lui.

Il reçut par tous les membres comme une secousse électrique, et deux magnifiques yeux d’un bleu sombre le fixèrent avec une ineffable tendresse, et sa poitrine semblait prête à se briser d’un sentiment inconnu de la félicité la plus grande et de la plus poignante douleur. Et comme il regardait toujours les beaux yeux tout remplis d’un violent désir, alors les cloches de cristal sonnèrent plus fort en accords harmonieux, et les émeraudes brillantes venaient tomber sur lut et l’entouraient, et en dansant en cercle elles pétillaient en mille flammes en jouant avec des fils d’or étincelants’

Le sureau s’agita et dit :

— Tu t’es reposé sous mon ombre, mon parfum là environné, mais tu ne m’as pas compris ; mon parfum est mon langage quand il est embrasé par l’amour.

Le vent du soir passa près de lui et dit :

— J’ai joué autour de tes tempes, mais tu ne m’as pas compris : le souffle est mon langage quand l’amour l’enflamme.

Les rayons du soleil percèrent ta nuage, et leur éclat brillait comme s’ils eussent dit :

— J’ai versé sur toi mon or, mais tu ne m’as pas compris : l’ardeur est mon langage quand l’amour l’allume.

Et toujours de plus en plus enchanté par les regards des deux beaux yeux, le désir devenait plus vif, plus irrésistible. Alors tout commença à se mouvoir comme animé d’une joyeuse existence. Les fleurs et leurs boutons répandaient leurs odeurs, et c’était le chant délicieux de mille voix de flûtes ; et l’écho de ce qu’ils chantaient s’en allait au loin dans les pays étrangers porté par les nuages qui passaient vite.

Mais lorsque le dernier rayon du soleil disparut rapide derrière les montagnes et que le crépuscule répandit sur le pays son crêpe d’or, alors une voix rude et profonde appela comme des lointains :

— Hé ! quel est ce murmure et ce frémissement là-haut ? Hé ! hé ! qui va me chercher le rayon derrière les montagnes ? Assez de soleil, assez de chants ! Hé ! hé ! à travers les bois et le gazon ! Hé ! hé ! des-cen-dez ! des-cen-dez !

Et la voix s’éteignit comme les roulements d’un tonnerre lointain ; mais les cloches de cristal se brisèrent avec un ton discordant. Tout devint muet, et Anselme vit les trois serpents se glisser vers le fleuve en traçant dans l’herbe un sillon lumineux ; ils se jetèrent avec bruit dans l’Elbe, et sur la vague où ils disparurent pétilla un feu vert qui s’éloigna en biais dans la direction de la ville en lumineuse vapeur.


DEUXIÈME VEILLÉE.


Comment l’étudiant Anselme fut regardé à la ville comme un fou ou un homme ivre. — Le passage de l’Elbe en bateaux. — L’air de bravoure du maître de chapelle Graun. — La liqueur stomachique de Conrad et la tête de bronze.

— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, disait une honnête bourgeoise qui revenait de la promenade avec sa famille, et regardait les bras croisés l’un sur l’autre la folle conduite de l’étudiant Anselme.

Celui-ci avait embrassé le tronc du sureau et adressait aux branches et aux feuilles ces mots incessants :

— Oh ! brillez, resplendissez une fois seulement encore, vous charmants petits serpents d’or, laissez-moi seulement une fois encore entendre la voix de vos cloches, encore un seul de vos regards, charmants yeux bleus, autrement je vais mourir de douleur ou de mes désirs !

Et il soupirait et gémissait lamentablement du plus profond de son âme, et secouait dans l’ardeur de son délire le sureau, qui pour toute réponse, agitait ses feuilles avec un bruit sourd et indistinct, et paraissait se moquer de ses chagrins.

— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, dit la bourgeoise. Et il sembla à Anselme qu’il était tiré d’un songe par la secousse d’une rude main ou par de l’eau froide qu’on aurait jetée sur lui pour l’éveiller ; alors seulement il vit distinctement où il était, et se rappela qu’une vision singulière l’avait charmé jusqu’au point de le faire parler à voix haute. Il regarda la femme d’un air consterné et saisit pour s’éloigner au plus vite son chapeau, qui était tombé par terre. Le père de famille s’était aussi approché pendant ce temps, et après avoir posé sur le gazon le petit enfant qu’il portait dans ses bras il s’était appuyé sur sa canne en regardant l’étudiait et en écoutant ses paroles.

Alors il ramassa la pipe et le sac à tabac que l’étudiant avait aussi laissés tomber, et dit en lui tendant l’un et l’autre :

— Ne vous lamentez donc pas aussi épouvantablement dans l’obscurité et n’inquiétez pas les gens quand rien ne vous tourmente, si ce n’est d’avoir trop souvent regardé votre verre ; rentrez raisonnablement chez vous et couchez-vous sur l’oreille.

Anselme se sentit honteux ; il poussa un soupir plein de larmes.

— Bon, bon, continua le bourgeois, il n’y a pas de mal à cela, cela arrive au meilleur homme du monde, et au beau jour de l’Ascen-