Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/34

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harpe mal accordée, d’un violon qui ne l’est pas, d’une flûte pulmonique et d’un basson essoufflé, qui tourmentent aussi les auditeurs.

Tout près de la balustrade qui sépare l’enclos de Weber de la voie publique, sont placées quelques tables rondes et des chaises de jardin. Là on respire un bon air, on voit passer les promeneurs, et l’on se trouve à distance du tapage cacophonique du maudit orchestre. C’est là que je viens m’asseoir ; et là aussi je m’abandonne aux jeux de ma fantaisie, qui m’amène d’aimables figures avec lesquelles je parle de la science, de l’art, enfin de tout ce qui doit être cher aux hommes. La foule s’agite devant moi toujours de plus en plus variée, mais rien ne peut chasser ma société fantastique.

Cependant un affreux trio de la plus misérable valse me fit sortir de mes rêveries. Je n’entendais que la voix criarde du violon et de la flûte et les ronflements du basson, qui tenait les notes graves. Elles s’en allaient çà et là toujours réunies en octaves qui déchiraient l’oreille ; et involontairement je m’écriai comme une personne saisie d’une douleur poignante : Quelle musique enragée ! les affreuses octaves !

Et l’on murmura près de moi :

— Quel ennui ! encore un chasseur d’octaves.

Je regarde et je m’aperçois qu’un homme, sans que j’y eusse fait attention, est venu s’asseoir à ma table. Son regard est fixé sur moi, et je ne peux le quitter des yeux. Jamais une tête, une figure n’avaient fait sur moi un effet aussi subit, aussi profond. Un nez légèrement recourbé venait s’attacher à un front large et ouvert, où se dessinaient des proéminences remarquables couvertes de sourcils épais à moitié gris, au-dessous desquels on voyait briller des yeux pleins d’une ardeur sauvage et presque juvénile (l’homme paraissait avoir passé la cinquantaine). Son menton d’une forme gracieuse contrastait étrangement avec sa bouche serrée, et un léger sourire causé par un étrange jeu de muscles parti de ses joues creuses semblait protester contre la gravité profonde et mélancolique qui reposait sur son front. Quelques rares boucles de cheveux gris étaient placées seulement derrière ses grandes oreilles, qui s’écartaient de la tête. Une redingote moderne et très-ample enveloppait cette grande figure maigre. Aussitôt que je le regardai, il baissa les yeux et reprit l’occupation que mon exclamation avait probablement interrompue. Il secouait avec un plaisir visible de petits cornets de tabac qu’il humectait avec le vin rouge de son carafon dans une grande tabatière placée devant lui. La musique avait cessé ; j’éprouvais le besoin de lui parler :

— Il est heureux que la musique se soit tue, lui dis-je, c’était à n’y pas tenir.

Le vieillard me jeta un regard furtif et secoua le dernier cornet.

— J’aurais mieux aimé que l’on ne jouât pas ! ajoutai-je, n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Je n’ai pas d’avis, répondit-il. Vous êtes musicien et connaisseur de profession !

— Vous vous trompez : je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai appris autrefois à jouer du clavecin et de la basse, comme pour compléter une bonne éducation, et l’on me dit entre autres choses que rien ne faisait un effet plus désagréable que lorsque la basse marchait en octave avec la voix dominante. J’acceptai cela comme une parole d’autorité, et depuis j’en ai été convaincu.


Le chevalier Gluck.


— Vraiment ! dit-il, et il se leva et s’avança lentement et avec circonspection vers les musiciens, le regard levé vers le ciel, et plusieurs fois en marchant il se frappa le front de la paume de la main comme une personne qui veut éveiller un souvenir. Je le vis leur parler avec un air de dignité impérative. Il revint, et à peine avait-il repris sa place que l’orchestre commença a jouer l’ouverture d’Iphigénie en Aulide.

Il écouta l’andante, les yeux à demi fermés, les bras entrelacés appuyés sur la table. Un léger mouvement de son pied gauche indiqua l’entrée des chœurs : puis il releva la tête, promena un rapide coup d’œil autour de lui ; sa main gauche, les doigts écartés comme si elle tenait un accord sur le piano, se posa sur la table, sa main droite s’éleva dans l’air. C’était un maître de chapelle qui indique à l’orchestre un changement de mesure. La main droite retombe, l’allegro commence. Une rougeur brûlante se répand sur ses joues, ses sourcils se joignent sur son front plissé, une ardeur intérieure anime le regard sauvage d’un feu qui peu à peu bannit le sourire qui planait encore sur la bouche entr’ouverte. Maintenant il se jette en arrière, ses sourcils s’élèvent, le jeu des muscles des joues apparaît de nouveau, ses yeux brillent, une douleur infinie l’étreint dans une volupté qui s’empare de tous ses nerfs et les agite en mouvements saccadés, sa respiration devient haletante, son front est baigné de sueur. Il indique l’entrée des morceaux d’ensemble et des endroits les plus remarquables. Sa main droite n’abandonne pas la mesure, avec la gauche il prend son mouchoir et se le passe sur le front. Ainsi il donnait un corps animé et des couleurs au squelette de l’ouverture que présentaient les deux violons. J’entendais la douce et touchante plainte de la flûte lorsque se tait l’orage de la basse et du violon et que le tonnerre dés timbales se repose. Les sons doucement plaintifs du violoncelle et du basson remplissaient mon cœur d’une douce mélancolie. Le chœur revient de nouveau, l’unisson s’avance comme un géant immense, la sourde plainte expire écrasée sous ses pas.

L’ouverture était terminée, l’homme laissa tomber ses bras et resta assis les yeux fermés, comme épuisé par une tâche au-dessus de ses forces. Sa bouteille était vide ; je remplis son verre de bourgogne, que dans l’intervalle j’avais fait venir. Il soupira profondément, et parut sortir d’un rêve. Je le pressai de boire, ce qu’il fit sans façon ; et après avoir avalé d’un seul trait le vin qui remplissait un grand verre, il s’écria :

— Je suis content de l’exécution ! l’orchestre s’est bien comporté.

— Et cependant, repris-je, il ne nous a donné qu’une faible esquisse d’un brillant chef-d’œuvre.

— Me trompais-je, vous n’êtes pas de Berlin !

— C’est la vérité, je m’arrête seulement ici pour en repartir.

— Le bourgogne est bon : mais le froid commence à venir.

— Eh bien ! allons vider notre bouteille dans l’intérieur.

— C’est une bonne idée. Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas non plus par conséquent. Ne nous demandons pas nos noms. Les noms sont quelquefois un fardeau.

— Je bois du bourgogne qui ne me coûte rien, nous sommes très-bien ensemble et cela suffit.

Il dit tout cela avec un cordial abandon. Nous étions entrés dans sa chambre : en s’asseyant il écarta sa redingote, et je remarquai avec étonnement qu’il portait en dessous un gilet brodé avec de grands pans, des culottes de velours noir et une toute petite épée à poignée d’argent. Il reboutonna soigneusement son habit.

— Pourquoi m’avez-vous demandé si j’étais de Berlin ? lui dis-je.

— Parce que dans ce cas j’aurais été obligé de vous quitter.

— Cela ressemble assez à une énigme.

— En aucune façon, du moment que je vous aurai dit que je suis un compositeur de musique.