Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/35

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— Je ne vous comprends pas encore.

— Alors excusez ma première demande ; car je vois que vous ne connaissez ni la ville de Berlin ni ses habitants.

Il se leva et se promena vivement de long en large ; puis il s’approcha de la fenêtre et se mit à chanter à voix très-basse le chœur des prêtresses d’Iphigénie en Tauride. De temps en temps, à l’entrée du chœur général, il s’accompagnait en frappant des doigts sur les vitres. Je m’aperçus avec surprise qu’il introduisait dans la mélodie des variantes qui me frappèrent par leur nouveauté et leur énergie. Il avait fini et alla s’asseoir sur sa chaise. Tout saisi de ses manières singulières et de la découverte fantastique d’un rare talent musical, je me tus. Après un moment de silence il me dit :

— Avez-vous déjà composé ?

— Oui, je me suis essayé dans cet art : seulement je trouvai que tout ce que j’avais écrit (il me le semblait du moins) dans mes moments d’enthousiasme me paraissait ensuite faible et ennuyeux, et je ne continuai pas.

— Vous avez eu tort ; car c’est déjà une assez bonne preuve de talent d’avoir rejeté des essais. On apprend la musique étant enfant, parce que papa et maman le veulent, et alors on fait du tapage sur un piano ou un violon. Mais, sans que l’on s’en doute, le sens de la mélodie se développe. Quelquefois la première idée vient d’un thème publié d’un couplet que l’on chante d’une autre manière, et cet embryon péniblement nourri de forces étrangères devient un géant qui dévore tout autour de lui et va chercher une forme nouvelle dans son propre sang et la moelle de ses os. Ah ! comment est-il possible de définir les mille manières qui amènent à composer C’est une grande route où tous se foulent en désordre et s’écrient ivres de joie : Nous sommes au but, nous sommes les élus ! On arrive dans le pays des songes par la porte d’ivoire, il y en a peu qui aperçoivent la porte un seul moment, encore moins qui passent dessous. Là, tout semble étrange : de folles images planent çà et là, elles ont un caractère ; celle-ci plus, celle-là moins. Ce n’est pas sur le grand chemin qu’on les trouve, mais seulement derrière la porte d’ivoire. Il est difficile de sortir de leur empire. Comme dans le château d’Alcige, des monstres barrent le chemin. Ce sont des tourbillons ! des tournoiements ! Beaucoup s’égarent dans les songes au pays des chimères, et dans les songes ils s’anéantissent ; ils ne jettent plus d’ombre, autrement ils devineraient à l’ombre la lumière qui brille dans cet empire. Quelques-uns, arrachés à leurs rêves, se lèvent et marchent en avant, ils arrivent à la vérité. Là, est l’instant suprême ; on touche l’éternel ! l’incompréhensible ! Voyez le soleil ! c’est l’harmonie de la tierce, dont les accords, semblables aux étoiles, s’unissent et vous enlacent de leurs liens de feu. Vous voilà emmaillotés dans leur flamme jusqu’à ce que Psyché vous porté en haut vers le soleil.

En disant ces derniers mots, il s’est dressé subitement en jetant vers le ciel ses mains et ses yeux. Puis il se rassit et vida rapidement son verre, que j’avais rempli.

Il se fit un moment de silence. Je me gardais de l’interrompre, pour ne pas déranger l’ordre d’idées de cet homme extraordinaire. Enfin il continua ainsi avec plus de calme :

Lorsque je fus dans le royaume des songes, je fus tourmenté d’une foule d’inquiétudes et de douleurs. C’était la nuit, et j’étais épouvanté des apparitions grimaçantes de monstres qui se précipitaient sur moi ; tantôt ils me plongeaient au fond des mers, et tantôt m’enlevaient au plus haut des airs. Des éclairs traversaient la nuit, et ces éclairs étaient des sons qui m’entouraient d’une clarté délicieuse. Je m’éveillai de mes douleurs et je vis un grand œil clair qui brillait dans un orgue, et pendant ce temps, des tons s’élançaient entourés de lueurs et m’enveloppaient dans des accords délicieux, comme jamais il n’en était venu à ma pensée. J’étais inondé de mélodies, je nageais dans leur fleuve, et j’étais prêt à en être submergé, lorsque l’œil me regarda et me tint suspendu au-dessus de leurs vagues mugissantes.

La nuit vint de nouveau. Alors deux colosses s’avancèrent vers moi couverts d’armures brillantes, le Ton principal et la Quinte ! Ils m’emportaient, mais l’œil sourit.

— Je connais, me dit-il, le désir qui remplit ton âme, le doux et tendre jeune homme Tierce va se mettre entre ces deux colosses. Tu entendras de douces voix, tu me reverras et ma mélodie l’appartiendra.

Ici mon inconnu s’interrompit un instant.

— Et l’œil vous apparut encore ?

— Oui, je le revis. Pendant des années je soupirai dans le royaume des songes, là, oui, là, j’aperçus une magnifique vallée, et j’entendis les fleurs chanter entre elles. Un seul héliotrope se taisait et abaissait vers la terre son calice fermé, des liens invisibles m’attachaient à lui ; il releva la tête, le calice s’ouvrit et je vis briller l’œil tourné vers moi. Alors, comme des éclairs, les tons s’élancèrent de ma tête vers les fleurs, qui les buvaient avec avidité. Les feuilles de l’héliotrope devenaient de plus eu plus grandes, elles m’entourèrent et l’œil disparut avec moi dans le calice.

En disant ces derniers mots, il se leva brusquement et sortit de la chambre avec une démarche rapide et juvénile. J’attendis en vain son retour. Je pris enfin le parti de revenir à la ville.

Déjà j’étais dans le voisinage de la porte de Brandebourg, lorsque je vis marcher dans l’ombre une grande figure. Je reconnus aussitôt mon original.

— Pourquoi m’avez-vous quitté si vite ? lui dis-je.

— Il faisait trop chaud, et l’euphon commençait à retentir,

— Je ne vous comprends pas…

— Tant mieux !

— Tant pis ! je désirerais beaucoup vous comprendre tout à fait.

— N’entendez-vous rien ?

— Non !

— Il est passé ! Allons-nous-en… Ordinairement je n’aime pas la compagnie de quelqu’un ; mais… vous ne composez pas… vous n’êtes pas de Berlin ?

— Je ne puis deviner ce qui vous anime contre les habitants de cette ville. Ici, où l’art est en honneur et aussi très-exercé, un homme de votre génie artistique devrait, je pense, être à l’aise.

— Vous vous trompez ! Pour mon tourment je suis condamné à rôder ici dans les espaces déserts comme un esprit en peine.

— Dans les espaces déserts, ici, à Berlin ?

— Oui, le désert m’entoure ici, où aucun esprit ami ne veut s’avancer vers moi. Je suis seul.

— Mais les artistes, les compositeurs !

— Ne me parlez pas d’eux : ils raffinent jusqu’à l’extrême, ils bouleverseront tout pour trouver une petite pensée bien misérable, et avec tout leur bavardage sur l’art, sur le sens de l’art, que sais-je ? ils ne peuvent arriver à créer ; et s’ils s’y mettent une fois, s’ils font éclore une ou deux pensées, leur froideur montre assez leur éloignement du soleil… C’est un travail de Lapon.

— Votre jugement me paraît beaucoup trop rigoureux. Cependant des œuvres magnifiques de notre théâtre doivent vous satisfaire.

— J’avais pris sur moi d’aller encore une fois au théâtre pour entendre l’opéra de mon jeune ami. Comment s’appelle-t-il déjà ?… Un monde entier est dans cet œuvre : tout y a une voix et un son puissant. Diable, ah ! c’est Don Juan que je veux dire… Mais je ne pus supporter l’ouverture, qui est jouée trop vite, sans sentiment, sans esprit.

— J’avouerai qu’on néglige ici les chefs-d’œuvre de Mozart d’une manière à peine compréhensible ; mais les représentations des œuvres de Gluck vous plairaient à coup sûr.

— Croyez-vous ?… Je voulus une fois aller entendre Iphigénie en Tauride. En entrant je m’aperçois que l’on joue l’ouverture d’Iphigénie en Aulide, Hum ! pensai-je, je me suis trompé, c’est cette Iphigénie que l’on donne… Et je m’étonne en entendant l’andante qui commence Iphigénie en Tauride et l’orage qui suit. Il y a là vingt années de distance. L’effet, toute l’exposition bien calculée de la tragédie sont perdus. Une mer tranquille… un orage… les Grecs sont jetés sur le rivage… l’opéra est là. Comment ! le compositeur a-t-il par hasard écrit l’ouverture pour qu’on aille la jouer comme un morceau de trompettes où l’on veut et comme on veut ?

— Je comprends la méprise ; mais on a agi ainsi pour augmenter le mérite de l’ouvrage,

— Ah ! oui, dit-il d’une voix brève.

Son sourire devint de plus eu plus amer. Tout d’un coup il se leva sans que rien pût le retenir. D’un un clin d’œil il avait disparu, et je le cherchai en vain au jardin des animaux pendant plusieurs jours.

Quelques mois s’étalent déjà passés, lorsque par une soirée froide et pluvieuse je me trouvai attardé dans un quartier éloigné de la ville. Je traversais en grande hâte la place Frédéric pour regagner ma demeure. Il me fallait passer près du théâtre ; la musique retentissante m’apprit par ses trompettes et ses cymbales que l’on représentait l’Armide de Gluck, et j’étais sur le point d’entrer, lorsqu’un étrange monologue attira mon attention du côté de la fenêtre où l’on entend presque tous les sons de l’orchestre.

— Voici le roi qui arrive… Ils jouent la marche. Allons, les cymbales !… C’est très-vif… ils doivent le faire onze fois aujourd’hui ! Le défilé n’a pas assez de nerf… Ah ! ah !… Maesteso ! Ralentissez, mes enfants… Bien, pour la douzième fois, mais toujours trop appuyé sur la dominante… Ô puissance éternelle ! cela n’en finira pas… Maintenant il fait son compliment… Armide remercie… encore une fois… Bien, il manque encore deux soldats… On en est au récitatif… Quel esprit malin m’a ensorcelé à cette place ?

— Le charme est rompu, lui dis-je. Venez !

Je saisis vivement par le bras mon inconnu du jardin des animaux, car c’était lui qui se parlait ainsi à lui-même, et je l’entraînai avec moi. Il parut surpris et se laissa aller en silence. Déjà nous étions dans la rue Frédéric, lorsqu’il s’arrêta tout à coup :

— Je vous connais, me dit-il, je vous ai vu au jardin des animaux, nous avons jasé longtemps… J’ai bu du vin, je me suis échauffé… et après l’euphon a retenti pendant deux jours entiers… J’ai beaucoup souffert… c’est passé…

— Je me réjouis que le hasard m’ait permis de vous rencontrer. Faisons plus ample connaissance. Je ne demeure pas loin d’ici… Si nous allions…