Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/37

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tête pour admirer sa beauté, un froid basilic s’élance du sein des brillants pétales et veut vous tuer de son mortel regard.

Voilà ce qui m’arrivait.

Je me penchai doucement vers les dames et, pour que le triste fût joint au ridicule, je renversai, en me reculant, sur le jabot si bien plissé du conseiller, qui se tenait derrière moi, sa tasse de thé tout fumant, que je fis voler de sa main. On rit beaucoup du malheur du conseiller et bien plus encore de ma maladresse.

Ainsi tout paraissait se réunir contre moi, mais je puisai dans ma résignation un nouveau courage.

Julie n’avait pas ri. Mes regards errants rencontrèrent les siens, et il me sembla qu’un éclair d’un passé délicieux s’élançait vers moi émané d’une vie de poésie et d’amour. Dans la chambre voisine quelqu’un commença à faire entendre des accords sur le piano, ce qui causa dans la société un mouvement général. On disait qu’il y avait là un artiste étranger, nommé Berger, artiste d’un talent divin, et qui savait se faire écouter.

— Mina, ne fais donc pas un bruit si agaçant avec ta petite cuiller ! cria le conseiller.

Et légèrement incliné et la main un peu tournée vers la porte, il invita par un doux Eh bien ! les dames à s’approcher du virtuose.

Julie s’était aussi levée et s’avançait seule à travers la chambre. Toute sa tournure avait gagné une grâce singulière : elle me paraissait plus grande qu’autrefois, ses formes avaient pris aussi un développement qui donnait quelque chose de sensuel à sa beauté. La coupe particulière de sa robe blanche aux plis serrés et qui ne cachaient qu’à moitié sa poitrine, ses épaules et son cou ; ses larges manches qui descendaient jusqu’au coude, ses cheveux séparés par devant sur le front et par-derrière étrangement relevés en tresses nombreuses, lui donnaient l’aspect d’une personne de l’époque du moyen âge. On aurait pu la prendre pour le modèle d’une des jeunes femmes des tableaux de Mieris. Et pourtant il me semblait encore que j’avais déjà vu, distinctement vu, ailleurs, l’être dont Julie avait pris la forme. Elle avait abaissé ses gants, et même les bracelets merveilleusement travaillés qui entouraient ses poignets venaient compléter la ressemblance de costume et évoquer de plus en plus vivant et coloré ce vague souvenir.

Julie se tourna vers moi avant d’entrer dans la chambre voisine, et il me sembla découvrir sur son beau, jeune et gracieux visage un sourire moqueur. Je sentis en moi-même une espèce d’effroi, un frémissement de terreur, comme si mes nerfs eussent tressailli subitement.

— Oh ! il joue comme un ange ! murmura une demoiselle enthousiasmée par le thé.

Et je ne sais comment il se fit que son bras entoura le mien et que je la conduisis ou plutôt qu’elle me conduisit dans le salon voisin.

Berger fit alors tonner le plus terrible orage. Les accords puissants s’enflaient et s’abaissaient comme les vagues mugissantes de la mer, et je me sentais plus à l’aise.

Julie était debout auprès de moi, et elle me dit d’une voix plus douce et plus aimable que jamais :

— Je voudrais te voir à ce piano et t’entendre chanter doucement nos espérances et nos plaisirs d’autrefois.

L’ennemi s’était éloigné de moi, et dans ce seul nom Julie ! je voulais exprimer tout le bonheur du ciel qui s’était emparé de mon être. — Les autres personnes s’étaient éloignées. — Elle m’évitait visiblement, mais je parvenais tantôt à toucher sa robe, tantôt, placé tout près d’elle, à respirer son souffle, et le ciel du printemps passé revenait à moi avec ses mille brillantes couleurs.

Berger avait laissé s’éloigner la tempête, le ciel s’était épuré ; comme de légers nuages dorés du matin, de ravissantes mélodies passaient et s’éteignaient en pianissimo.

De riches applaudissements bien mérités récompensèrent le virtuose. La société flottait ça et là, et il arriva que je me trouvai sans le vouloir juste en face de Julie. L’esprit s’emparait de moi, je voulais la saisir, l’embrasser dans ma folle douleur d’amour, mais le visage maudit d’un domestique empressé se dressa entre nous un plateau à la main en disant :

— Désirez-vous quelque chose ?

Au milieu de ce plateau garni de verres de punch tout fumant se trouvait un bol élégant, rempli, selon toute apparence, du même breuvage. Comment ce bol se trouvait parmi ces verres, celui-là le sait que j’apprends peu à peu à connaître ; il a le pied fourchu et aime à l’extrême les plumes et les manteaux rouges. Julie prit ce bol qui brillait d’un singulier éclat, et me l’offrit en disant :

— N’aimerais-tu pas comme autrefois à prendre le verre de ma main ?

— Julie ! Julie ! Julie ! soupirai-je.

Je touchai ses tendres doigts en prenant le bol, des étincelles électriques brillaient a travers mon pouls et mes veines. Je bus, je bus ; il me semblait que de petites flammes bleues claquaient et léchaient le verre et mes lèvres.

Le bol était vide et je ne sais comment il se fit que je me trouvai assis sur un canapé dans un cabinet éclairé par une lampe d’albâtre. Julie ! — Julie était auprès de moi, me regardant comme autrefois de ses yeux bons et candides.

Berger s’était remis au piano ; il jouait une sublime symphonie de Mozart, et sur les ailes de cygne de la mélodie s’élevaient et planaient tout le plaisir et l’amour du plus pur soleil de ma vie… C’était Julie !… Julie elle-même avec sa douceur et sa beauté d’ange… Sa parole était une plainte passionnée d’amour, c’était plutôt des regards que des mots ; ses mains touchaient les miennes.

— Maintenant je ne te quitte plus ! ton amour est l’étincelle qui brûle en moi, enflammant une vie plus sublime d’art et de poésie. Sans toi, sans toi tout amour est mort et glacé… Mais tu n’es revenu que pour ne plus nous séparer.

Dans ce moment une sotte petite figure aux jambes d’araignée, aux yeux saillants comme la grenouille, entra d’un pas inégal, et dit d’une voix criarde avec un sourire idiot :

— Où donc ma femme est-elle ?

Julie se leva et me dit d’un accent glacé :

— Allons rejoindre la société, mon mari me cherche, vous avez été encore très-divertissant, mon cher ami, toujours fou comme autrefois, seulement buvez un peu moins.

Et le petit homme aux jambes d’araignée lui saisit la main, elle le suivit en riant dans le salon.

— Perdue pour toujours ! m’écriai-je.

— Oui, c’est perdu ! s’écria une brute qui jouait une partie d’hombre.

Je me lançai au dehors… au dehors, au milieu de la nuit orageuse.


II.

La société dans la chambre.


Il peut être très-agréable d’errer sous les tilleuls, mais non pas dans une nuit de Saint-Sylvestre par le froid et les flocons de neige ; et, cependant, la tête nue et sans manteau, je ne m’en aperçus que lorsque les frissons glacés vinrent calmer le feu de la fièvre. Je traversai le pont de l’Opéra en passant devant le château. Je fis un détour et côtoyai la Monnaie par le pont de l’Écluse. J’étais dans la rue des Chasseurs, tout près de la boutique de Thiermann. Des lumières joyeuses brillaient dans l’intérieur. J’allais entrer, car j’avais trop froid, et j’avais soif d’une bonne gorgée de liqueur forte, lorsqu’une nombreuse société en sortit toute pleine de joie. Ils parlaient d’huîtres délicieuses et d’excellent vin d’Eilfer.

— Il avait raison, disait un d’eux qu’à la lueur de la lanterne je reconnus pour un élégant officier de hulans, celui qui se fâchait contre les mauvais drôles qui en 1794 ne voulaient pas à toute force apporter de l’eilfer.

Tous riaient à gorge déployée.

J’avais involontairement marché quelques pas plus loin ; je restai arrêté devant une cave, de laquelle sortait une seule lumière. Le Henri de Shakspeare ne se trouva-t-il pas une fois si abattu et si humble que la pauvre créature nommée petite bière lui vint dans l’esprit ? Et dans le fait j’éprouvai le même désir. Ma langue était altérée de bière anglaise. Vite je descendis dans la cave.

— Que désire monsieur ? me dit l’hôte en s’avançant vers moi et en retirant son bonnet avec un riant visage.

Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise et une grosse pipe de tabac, et je me trouvai plongé dans une telle félicité bourgeoise, que le diable en prit du respect et s’écarta de moi.

Ô conseiller de justice, si tu avais vu comme, descendu de ton salon de thé resplendissant de lumières, je me carrais dans un débit de bière, tu te serais éloigné de moi le mépris sur les lèvres, et tu aurais murmuré :

— Il n’est pas étonnant qu’un pareil homme gâte les plus élégants jabots.

Je pouvais sans manteau et sans chapeau paraître singulier aux habitués de la maison ; une demande errait sur les lèvres du cabaretier, lorsqu’on frappa à une fenêtre et en même temps une voix s’écria :

— Ouvrez ! ouvrez ! c’est moi !

L’hôte s’empressa de monter les marches et rentra bientôt, en tenant en l’air deux flambeaux allumés, suivi d’un homme très-long et très-mince, celui-ci oublia de se baisser en entrant et se cogna fortement le front à la porte trop basse.

Un épais bonnet noir qu’il portait l’empêcha de se faire mal. Il se serra d’une façon singulière contre le mur et se plaça en face de moi lorsque les lumières eurent été posées sur la table. On aurait pu dire de lui qu’il avait l’air distingué et mécontent. Il demanda d’un air chagrin de la bière et une pipe, et éleva en quelques aspirations une telle fumée, que bientôt nous nagions dans un nuage. Au reste, son visage avait quelque chose de caractéristique et de si sympathique, que je me trouvai aussitôt entraîné vers lui malgré son air sombre. Il portait de longs cheveux noirs séparés au milieu du front et tombant de chaque côté en petites boucles nombreuses, ce qui le faisait ressembler aux portraits de Rubens. Lorsqu’il eut jeté de côté son grand manteau a collet, je vis qu’il avait pour costume une de ces