Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petites vestes noires nommées kurtka et garnies de plusieurs lacets. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut de voir de riches pantoufles mises par-dessus ses bottes. Je m’en aperçus lorsqu’il secoua les cendres de sa pipe, qu’il avait fumée en cinq minutes. Notre conversation languissait, l’étranger paraissait très-occupé de plantes bizarres qu’il avait tirées d’une boîte et qu’il examinait avec complaisance. Je lui témoignai mon admiration des beaux végétaux ; et comme ils paraissaient fraîchement cueillis, je lui demandai s’ils venaient du jardin botanique ou de chez Boucher. Il sourit d’une manière passablement étrange et me répondit :

— Vous ne me paraissez pas être très-fort en botanique, autrement vous ne seriez pas aussi…

Il hésita, et je lui dis à demi-voix :

— Niais !

Et d’un ton plein de bienveillance il ajouta :

— Curieux !

— Vous auriez, ajouta-t-il, au premier coup d’œil reconnu des plantes des Alpes, et même d’autres qui croissent sur le Chimboraço.

Il prononça ces dernières paroles à voix basse comme s’il se fût parlé à lui-même, et je vous laisse à penser l’effet incroyable qu’elles firent sur moi. Toute question expira sur mes lèvres ; mais il s’élevait de plus en plus en moi un pressentiment qui me disait que j’avais souvent rêvé cet homme si je ne l’avais pas vu.

On frappa de nouveau à la fenêtre, l’aubergiste ouvrit la porte et une voix cria :

— Ayez la complaisance de tirer le rideau du miroir.

— Ah ! ah ! s’écria l’hôte, le général Suwarow vient bien tard. Il couvrit sa glace, et au même moment sauta dans la chambre avec une rapidité mystérieuse, lourdement agile, pourrais-je dire, un petit homme sec, enveloppé d’un singulier manteau brun, qui, pendant qu’il sautillait dans la chambre, flottait autour de son corps en mille plis étranges et d’une telle manière qu’on aurait pu croire, à la lueur des lumières, que plusieurs figures y entraient et en sortaient comme dans les fantasmagories d’Ensler. Il se frottait en même temps ses mains cachées sous ses larges manches en disant :

— Quel froid ! quel froid ! oh ! quel froid ! En Italie c’est tout autrement, tout autrement !

Il finit par s’asseoir entre le grand homme et moi en disant :

— Quelle épouvantable fumée ! Tabac contre tabac, si j’avais une prise. J’avais dans la poche ma tabatière d’acier poli comme un miroir, je la tirai et voulus lui offrir du tabac. Il l’aperçut à peine qu’il y porta les deux mains et s’écria en la repoussant : — Éloignez cet affreux miroir !

Sa voix avait quelque chose d’effrayant et lorsque je le regardai, tout étonné, il n’était plus le même, il était entré avec une figure de jeune homme, et exactement il avait l’apparence d’un vieillard aux yeux caves, flétri et pâle comme la mort.

Je me retournai plein d’effroi vers le grand avec l’intention de lui dire : — Au nom du ciel, regardez donc !

Mais celui-ci ne prenait aucun intérêt à cette scène, il semblait complètement absorbé par les plantes du Chimboraço, et au même instant le petit demanda du vin du Nord avec sa manière précieuse de s’exprimer.

Peu à peu la conversation s’anima un peu plus. Le petit m’agaçait beaucoup ; mais le grand savait dire, à propos d’objets futiles en apparence, des choses pleines de profondeur et d’attrait, bien qu’il parût parfois chercher péniblement ses expressions et quelquefois aussi entremêler des mots placés à contre-sens, ce qui donnait souvent à la phrase une plaisante originalité, et il diminuait ainsi, en m’égayant de plus en plus, l’impression défavorable que le petit exerçait sur moi. Celui-ci avait l’air d’être fait avec des ressorts, car il se tournait de tous côtés sur sa chaise, il faisait aller continuellement ses mains, et je me sentais courir dans les cheveux et le long des reins un frisson glacé quand je m’apercevais distinctement qu’il avait deux visages différents. Il regardait principalement le grand, dont le calme contrastait avec sa mobilité, en prenant sa figure de vieillard, mais avec une expression moins effroyable que celle qu’il avait prise d’abord pour moi. Dans le carnaval de la vie terrestre, l’esprit intérieur fait souvent briller ses yeux par delà le masque ; et il pouvait être arrivé que nous trois, hommes étrangers les uns aux autres, nous nous fussions regardés et reconnus dans cette cave. Notre conversation en vint à cette disposition d’humeur, qui est seulement le propre des gens dont les sentiments ont reçu une mortelle blessure.

— Cette affaire n’a rien qui puisse vous accrocher ! dit le grand.

— Ah ! Dieu ! interrompis-je, combien d’occasions de nous accrocher le démon n’a-t-il pas placées partout, aux murs des chambres, aux branches, aux buissons de roses, où nous laissons égratigner en passant quelque chose de notre chère personnalité ! On dirait, mon honoré monsieur, que nous avons déjà donné partout quelque chose, et moi particulièrement cette nuit mon manteau et mon chapeau qui sont restés accrochés tous deux dans l’antichambre du conseiller de justice, comme vous le savez !

Mes deux interlocuteurs tressaillirent visiblement l’un et l’autre comme s’ils étaient frappés à l’improviste.

Le petit me regarda affreusement avec sa figure de vieux, sauta sur une chaise et affermit le rideau devant le miroir pendant que le grand mouchait soigneusement les lumières. La conversation avait peine à reprendre une nouvelle activité.

On parla d’un jeune peintre très-habile du nom de Philippe et du portrait d’une princesse qu’il avait fait avec un sentiment d’amour, une pieuse tendance vers ce qui est beau et ce qui est noble.

— Il est parlant, ce n’est pas un portrait, c’est une image, dit le grand.

— Il est tellement ressemblant, ajoutai-je, qu’on dirait qu’il a été enlevé au miroir.

Alors le petit sauta en l’air dans une fureur sauvage, et avec son visage de vieux fixant sur moi ses yeux étincelants il s’écria :

— C’est une sottise, c’est une folie ! qui pourrait donc voler une image au miroir ?

— Qui peut cela, le diable peut-être !

— Ho ! ho ! frère ! il brise la glace de sa lourde griffe, et les fines mains blanches de l’image de la jeune fille s’y blessent et se couvrent de sang. C’est une niaiserie. Voyons, montre-moi l’image volée d’un miroir, et je te fais un maître saut de cent pieds par terre, monsieur le rêveur !

Le grand se leva, s’approcha du petit et dit :

— Ne faites donc pas tant d’embarras, mon ami. Autrement je vous jetterai en haut des marches. Après tout, vous faites une pauvre figure avec votre propre reflet.

— Ha ! ha ! ha ! ha ! dit en riant et en criant le petit avec un accent moqueur, ha ! ha ! ha ! tu crois, tu crois !… moi, j’ai ma belle ombre portée ! moi, ô lamentable compagnon, j’ai ma belle ombre portée !

Et il sortit en sautant, et nous l’entendions au dehors rire malicieusement et crier de sa voix aigre et chevrotante :

Moi, j’ai ma belle ombre portée !

Le grand, comme anéanti, était retombé sur sa chaise, le visage couvert de la pâleur d’un mort, la tête appuyée sur ses deux mains ; il exhalait à peine un soupir tiré du plus profond de sa poitrine.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt.

— Ô monsieur, me répondit-il, ce méchant homme, qui nous a paru si hostile à tous deux, et qui est venu me poursuivre jusqu’ici dans ma taverne de prédilection, où j’étais autrefois solitaire, distrait tout au plus peut-être par un esprit de la terre, qui se blottissait sous la table pour guetter des miettes de pain, ce méchant homme m’a replongé dans un immense désespoir. Oh ! j’ai perdu pour toujours, perdu mon… Adieu, monsieur.

Il se leva et s’avança au milieu de la chambre du côté de la porte. Tout demeura clair autour de lui. Il ne projetait pas d’ombre.

Plein de ravissement je courus après lui.

— Peter Schlemil, Peter Schlemil ! m’écriai-je tout joyeux. Mais il était déjà trop loin. Je le vis enjamber par-dessus la tour des Gendarmes, et il disparut dans la nuit.

Lorsque je voulus retourner dans la cave, l’aubergiste me jeta la porte sur le nez en disant :

— Que le bon Dieu me préserve de pareils hôtes !


III.

Apparitions.


M. Mathieu est mon bon ami, et son portier un homme vigilant. Celui-ci m’ouvrit aussitôt que j’agitai la sonnette de l’Aigle d’or. J’expliquai là qu’ayant laissé dans une société mon chapeau et mon manteau, où se trouvait dans une poche la clef de ma maison, je regardais comme impossible de réveiller ma femme de chambre, qui est sourde. Cet homme aimable (je parle du portier) m’ouvrit une chambre, y apporta de la lumière et me souhaita une bonne nuit. La glace large et belle était cachée par un rideau. Je ne sais comment il se fit que l’idée me vint de le tirer, et de placer les deux lumières sur la console qui lui servait de base. En m’y regardant je me trouvai si pâle et si défait, que j’avais de la peine à me reconnaître : Il me semblait que du fond du miroir une figure sombre s’avançait, et lorsque j’y attachais mes yeux avec une attention toujours croissante les traits d’une belle figure de femme apparaissaient de plus en plus distincts dans une lueur étrange et magique. Je reconnaissais Julie. Transporté d’amour et de désirs, je soupirai tout hauts :

Julie ! Julie !

Alors j’entendis quelqu’un se plaindre derrière les rideaux du lit, dans le coin le plus profond de la chambre.

J’écoutai, les gémissements devenaient toujours plus lamentables.

L’image de Julie avait disparu ; je pris résolument une lumière, j’écartai rapidement les rideaux du lit et j’y jetai les yeux.

Comment décrirais-je le sentiment qui me fit trembler lorsque j’aperçus le petit homme avec sa figure jeune, bien que douloureusement crispée, couché là, et dans son sommeil de sa poitrine oppressée sortaient avec des soupirs ces paroles :

Julietta, Julietta !