Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/46

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— Que dis-tu, petite sotte ? répondit mademoiselle Annette, c’est Amandus de Nebelstern et non pas une carotte qui doit me donner mon anneau nuptial.

Plus la demoiselle Annette considérait l’anneau, plus il lui faisait plaisir à voir. Et l’anneau était vraiment aussi d’une finesse de travail qui paraissait surpasser tout ce que l’art des hommes avait produit de mieux jusqu’alors. L’anneau était formé de cent et cent figures disposées en différents groupes, on ne les distinguait qu’avec peine à la première vue ; mais elles semblaient, lorsqu’on examinait plus longtemps et plus attentivement l’anneau, s’animer et danser gracieusement en rond. Et le feu de la pierre précieuse avait un éclat si particulier, que l’on aurait difficilement trouvé sa pareille même dans les topazes de la boutique verte à Dresde.

— Qui sait, disait la servante, combien de temps cet anneau est resté caché dans la terre ? Un coup de bêche l’a fait venir en haut et la carotte a crû à travers.

Demoiselle Annette défit la topaze de la carotte, qui par un hasard étrange glissa de ses doigts et se cacha de nouveau dans la terre. Elles n’y attachèrent l’une et l’autre que peu d’importance ; elles étaient trop absorbées dans la contemplation du précieux anneau, et demoiselle Annette le passa au petit doigt de sa main droite. À peine l’eut-elle fait qu’elle éprouva de la racine au bout du doigt une douleur cuisante, qui disparut presque aussitôt qu’elle l’eut ressentie.

Au repas de midi elle raconta naturellement au sieur Dapfuhl de Zabelthau ce qui lui était arrivé d’extraordinaire avec la carotte, et lui montra le bel anneau : elle voulut, pour mieux le montrer à son père, le tirer de son doigt, mais elle éprouva encore une douleur cuisante ; et cette douleur continua tant qu’elle tira l’anneau, de sorte qu’elle dut y renoncer. Le sieur Dapfuhl examina l’anneau au doigt d’Annette avec la plus scrupuleuse attention, lui fit faire avec le doigt tendu plusieurs mouvements en sens divers, tomba dans une méditation profonde, et remonta dans sa tour sans dire un seul mot. Demoiselle Annette remarqua que son père soupirait et gémissait beaucoup. Le jour suivant, au matin, tandis qu’Annette s’occupait de sa basse-cour, M. Dapfuhl de Zabelthau se mit à gémir si effroyablement dans son porte-voix, qu’elle en fut émue et se mit à crier en l’air en parlant a travers sa main placée en cornet :

— Pourquoi vous plaignez-vous si amèrement, cher père ! vous en effrayez toute la basse-cour.

Alors à travers le porte-voix son père lui cria :

— Anne, ma chère Anne, monte ici près de moi !

Cette invitation causa à Annette une surprise extrême ; car elle était tout à fait contre les habitudes de son père, qui tenait toujours au contraire la porte de la tour soigneusement fermée. Elle se sentit sous l’impression d’une certaine inquiétude lorsqu’elle monta l’étroit escalier en colimaçon et poussa la lourde porte qui conduisait dans l’unique chambre de la tour. Le sieur Dapfuhl était là assis entouré d’une foule d’instruments étranges et de livres poudreux dans un fauteuil à bras d’une forme singulière. Devant lui était un chevalet sur lequel était placé un cadre couvert de papier tendu sur lequel diverses lignes étaient tracées. Il portait sur la tête un grand bonnet gris pointu et était couvert d’un large manteau de calmande grise, et avait au menton une longue barbe grise. Il avait ainsi tout l’aspect d’un magicien. À cause de cette barbe même, Annette ne reconnut pas son père au premier moment, et promena autour d’elle des regards effrayés ; et puis elle se mit à rire de tout cœur lorsqu’elle reconnut son père dans l’homme barbu, et dit :

— Sommes-nous en carnaval, petit père, ou voulez-vous jouer le rôle de l’écuyer Ruprecht ?

Sans prêter la moindre attention aux discours d’Annette, le sieur Dapfuhl prit en main une petite baguette de fer, en toucha le front d’Annette et en frotta son bras plusieurs fois depuis l’épaule jusqu’au bout du petit doigt. Il lui fallut ensuite s’asseoir sur son fauteuil, qu’il venait de quitter, et placer le petit doigt où se trouvait l’anneau, au centre du papier tendu dans le cadre, de sorte que la topaze formât le point central où toutes les lignes venaient se réunir.

Aussitôt des étincelles jaunâtres jaillirent de toutes parts de la pierre précieuse jusqu’à ce que le papier en eût pris une teinte jaune ; alors toutes les lignes se mirent à pétiller, et l’on eût dit que de petits hommes s’élançaient joyeusement çà et là du cercle de la bague sur la feuille de papier. Le sieur Dapfuhl, sans quitter la feuille des yeux, avait pendant ce temps pris une mince feuille de métal. Il la tint en l’air avec les deux mains et voulait la serrer sur le papier ; mais au même instant il glissa sur le plancher poli et tomba rudement assis par terre, tandis que la plaque de métal qu’il avait lâchée instinctivement pour amortir sa chute autant que possible résonna bruyamment sur le sol. Mademoiselle Annette sortit avec un léger cri de l’étrange état de sommeil dans lequel elle était plongée, et le sieur Dapfuhl se releva péniblement, remit sur sa tête le chapeau en pain de sucre qui avait volé à quelques pas de lui, remit en ordre sa fausse barbe et s’assit en face d’Annette sur quelques in-folio placés en pile les uns sur les autres

[plusieurs mots manquants] … sais-tu ? Que sentais-tu ? Quelles figures sont apparues aux yeux de ton âme ?

— Ah ! répondit Annette, je me sentais une sensation délicieuse que je n’ai jamais éprouvée jusqu’à présent. Et puis je pensais à M. Amandus de Nebelstern. Je le vis tout à fait devant moi ; mais il était encore bien plus beau que d’habitude, et fumait une pipe pleine du tabac de Virginie que je lui ai envoyé. Alors il m’est survenu tout à coup un appétit inusité de jeunes carottes et de saucisses, et je fus enchantée de voir ce plat devant moi. Je voulais y goûter, lorsqu’une secousse rude et douloureuse m’a tirée de mon rêve.

— Amandus de Nebelstern ! tabac de Virginie ! carottes ! saucisses ! dit tout pensif le sieur de Zabelthau ; et il fit signe de rester à sa fille, qui s’éloignait.

— Heureuse innocente enfant, dit-il d’une voix plus lamentable que jamais, qui n’est pas versée dans les profonds mystères du monde, tu ne connais pas les imminents dangers qui t’entourent ; tu ne sais rien de cette science subterréenne de la sainte cabale. Il est vrai que tu ne goûteras jamais les jouissances célestes des sages, qui, parvenus jusqu’aux plus hauts degrés de la science, n’ont besoin du boire ou du manger que pour leur seul plaisir, et qui n’ont plus rien de commun avec l’humanité. Tu n’éprouves pas non plus les inquiétudes qui dévorent en franchissant cette marche, comme ton malheureux père qui éprouve encore trop les vertiges de l’humanité, et chez lequel ce qu’il découvre avec tant de peine n’excite que de l’effroi, et qui doit toujours s’assujettir aux exigences terrestres, boire, manger et obéir aux besoins des hommes. Apprends, ma chère enfant, heureuse de ton ignorance ! que la terre profonde, l’air, l’eau, le feu sont remplis d’êtres d’une nature supérieure à celle des hommes, et cependant plus limitée. Il est inutile, ma petite niaise, de t’expliquer la nature particulière des gnomes, des salamandres, des sylphes et des ondins, tu ne pourrais la comprendre. C’est assez de t’indiquer les dangers que tu cours peut-être, de te dire que les esprits aspirent à des alliances avec les hommes. Et comme ils savent que ceux-ci ont ordinairement ces liaisons en horreur, les esprits choisis emploient toutes sortes de ruses pour séduire la personne qui a su leur plaire. Tantôt c’est un rameau, une fleur, un verre d’eau, un rayon de feu et toute autre chose, sans importance au premier coup d’œil, qu’ils emploient pour atteindre leur but. Il est vrai que ces sortes d’unions sont souvent heureuses : comme celles de ces deux prêtres dont parle le prince de Mirandola, qui vécurent quarante ans avec un de ces esprits dans une parfaite félicité. Il est même vrai que les plus grands savants furent souvent le fruit d’une union pareille avec les esprits élémentaires ; et tel fut Zoroastre, qui était fils du salamandre Oromasis. Ainsi le grand Apollonius, le sage Merlin, le vaillant comte de Clèves, le grand cabaliste Bensira furent les fruits de pareils mariages ; et la belle Mélusine aussi, selon Paracelse, ne fut pas autre chose qu’une sylphide. Mais, malgré tout, le danger de ces sortes d’unions est trop grand ; car outre que les esprits élémentaires exigent de ceux à qui ils accordent leurs faveurs les plus vives lumières d’une sagesse profonde, ils sont excessivement susceptibles et se vengent cruellement des offenses. Ainsi il arriva une fois qu’une sylphide, liée avec un philosophe qui parlait avec ses amis de la beauté d’une autre femme et s’échauffait peut-être un peu trop, montra tout à coup dans les airs sa jambe bien faite et blanche comme la neige pour convaincre les amis de sa beauté, et tua le pauvre philosophe à l’instant même. Mais, hélas ! pourquoi parler des autres et ne pas parler de moi-même ? Je sais que déjà depuis douze ans une sylphide m’aime, mais elle est discrète et timide, et la pensée de la fixer par des moyens cabalistiques me fait trembler lorsque je pense que je suis encore trop assujetti aux besoins terrestres et manque à cause de cela même de la science nécessaire. Chaque matin je me propose de jeûner, je laisse aller facilement le déjeuner de côté, mais lorsque l’heure du dîner arrive, Anna, ma fille Anna ! tu le sais, je mange horriblement.

Le sieur de Zabelthau prononça ces dernières paroles d’un ton qui ressemblait presque à un hurlement, tandis que les larmes les plus amères coulaient le long de ses joues ; puis il continua plus tranquille :

— Cependant je m’efforce de conserver avec l’esprit des éléments, qui a du penchant pour moi, la plus exquise galanterie. Jamais je ne m’aventure à fumer une pipe de tabac sans observer les règles cabalistiques établies à ce sujet, car j’ignore si mon tendre esprit des airs aime ce genre de distraction et ne se fâcherait pas de la souillure faite à son élément. J’en agis ainsi lorsque je me taille une baguette, que je cueille une fleur, ou que je mange un fruit, ou bats le briquet, car mon but principal est de me maintenir en paix avec tous les esprits des éléments. Et pourtant, tu vois cette coquille de noix sur laquelle mon pied a glissé et qui en me faisant tomber en arrière m’a gâté toute l’expérience qui allait m’éclairer le mystère de l’anneau. Eh bien, je ne me rappelle pas d’avoir jamais dans cette chambre consacrée à l’étude (car tu sais que je déjeune sur l’escalier) mangé une seule noix. Il est dès lors hors de doute qu’un petit gnome était caché dans cette coquille pour prendre son gîte près de moi et épier mes expériences, car les esprits élémentaires aiment les sciences terrestres, et celles-là surtout que la foule ignorante regarde