Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/47

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comme au-dessus des forces de l’esprit humain et qu’elle regarde comme dangereuses. Ils viennent assister en foule aux célestes opérations magnétiques ; mais ce sont surtout les gnomes, qui, toujours fidèles à leurs penchants moqueurs, présentent un amoureux enfant de la terre au magnétiseur encore soumis à ces besoins terrestres dont je parlais tout à l’heure au moment où plein d’une joie éthérée il croyait embrasser une sylphide.

Lorsque je marchai sur la tête du petit étudiant, il se fâcha et me fit tomber ; mais il avait un motif plus grand encore de m’empêcher de pénétrer le mystère de l’anneau. Anna, ma fille Anna, sache-le bien, j’avais appris déjà qu’un gnome t’a donné son affection. À en juger par la qualité de l’anneau, il doit être riche, puissant et bien élevé. Mais, ma chère Anna, ma chère petite niaise bien-aimée, comment pourrais-tu former une alliance avec un tel esprit des éléments sans t’exposer aux plus grands dangers ! Si tu avais lu Cassidorius Remus tu pourrais m’objecter que, d’après sa véridique nouvelle, la célèbre Madeleine de la Croix, abbesse d’un cloître de Cordoue en Espagne, vécut trente ans dans les liens d’un heureux mariage avec un petit gnome ; que la même aventure arriva entre un sylphe et la jeune Gertrude, nonne au couvent de Nazareth près de Cologne : mais pense aux doctes occupations de ces dames, et compare-les avec les tiennes. Quelle différence ! Au lieu de lire dans les livres des savants, tu t’occupes à nourrir des poules, des oies, des canards et autres volatiles tout à fait antipathiques à la cabale. Au lieu d’observer le cours des astres au ciel, tu creuses la terre ; ou lieu de chercher dans d’habiles esquisses horoscopiques la trace de l’avenir, tu bats du beurre ou fais pour les provisions d’hiver de la choucroute, dont il est vrai je n’aimerais pas à manquer. Dis, crois-tu que ceci plairait longtemps à un esprit des éléments ?

Je voulais par une opération briser la force de l’anneau et te délivrer tout à fait du gnome qui te poursuit, la malice du petit étudiant à la coquille de noix m’a empêché de réussir. El cependant je me sens pour combattre l’esprit des éléments une plus grande ardeur que jamais. Tu es mon enfant et je ne t’ai pas élevée pour être sylphide ou salamandre, mais une jeune fille de campagne de grande famille, que les maudits voisins appellent par raillerie la fille aux chèvres, et cela à cause de sa nature portée à l’idylle qui l’entraînait à mener paître elle-même sur les collines un petit troupeau de chèvres blanches, tandis que moi, vieux fou, je jouais du chalumeau sur le sommet de ma tour. Mais tu es et demeures mon sang, mon enfant. Je te sauverai, et cette lime mystique te délivrera de l’anneau fatal.

Et alors le sieur Dapfuhl saisit une petite lime et commença à attaquer l’anneau ; mais à peine avait-il commencé que la demoiselle Annette dit avec des cris douloureux :

— Papa, vous me limez le doigt.

Et un sang noir et épais s’échappa de dessous l’anneau. Alors le sieur Dapfuhl lâcha la lime et tomba à moitié évanoui dans son fauteuil en criant avec désespoir :

— Oh ! oh ! oh ! c’est fait de moi. Peut-être le gnome irrité va-t-il venir tout à l’heure et m’ouvrir la gorge avec ses dents si ma sylphide ne vient pas à mon secours. Anna, Anna, va-t’en, fuis !


III.


Où l’on parle de l’arrivée d’un homme remarquable à Dapuhlbeim,
et où l’on raconte ce qui s’ensuivit.


Le sieur Dapfuhl avait embrassé sa fille au milieu d’un torrent de pleurs et il se préparait à monter en haut de la tour, où il craignait de recevoir la visite du gnome courroucé.

Alors on entendit retentir joyeusement un cor, et un petit cavalier d’une tournure assez comique s’élança dans la cour. Le cheval jaune était de petite taille et de formes élégantes, et le petit homme, malgré sa trop grosse tête, n’avait rien qui rappelât un nain, et il s’élevait encore assez haut au-dessus de la tête de son cheval, et grâce à la longueur de son buste, car les jambes et les pieds étaient si petits que ce n’était pas la peine d’en parler. Au reste, il portait un habit de soie couleur d’or et un bonnet très-haut orné d’un grand panache couleur de gazon, ses bottes d’écuyer étaient d’acajou poli.

Il arrêta son cheval avec un bruyant prrrr juste devant le sieur de Zabelthau. Il parut vouloir descendre de cheval, et tout d’un coup, avec la rapidité de l’éclair, il passa sous le ventre de la bête et de l’autre côté, fit en l’air l’un après l’autre trois sauts de quinze mètres de hauteur, et finit par se poser sur la tête au pommeau de la selle. Et, tandis que le cheval galopait, ses pieds s’agitaient en l’air, en avant, en arrière, de côté, avec toutes sortes de mouvements.

Lorsque l’habile écuyer gymnaste se fut enfin arrêté et qu’il eut salué avec politesse, on aperçut sur la terre de la cour ces mots :


salut au sieur dapfuhl de zabelthau et à sa fille.


Il avait écrit ceci en lettres romaines avec les fers de son cheval au galop.

Le petit homme sauta ensuite de son coursier, fit trois fois la roue, et dit qu’il avait un compliment à adresser au châtelain de la part de son gracieux maître le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Si le sieur Dapfuhl de Zabelthau voulait bien le permettre, il aurait l’honneur de se présenter devant lui sous peu de jours ; car il allait très-prochainement devenir son voisin. Le sieur Dapfuhl restait là glacé, appuyé sur sa fille et pâle comme un mort. Ces mots sortirent avec peine de ses lèvres tremblantes :

— J’en serai… très-heureux.

Le petit cavalier, après les mêmes cérémonies qui avaient signalé son arrivée, s’éloigna avec la rapidité de l’éclair.

— Ah ! ma fille, s’écria le sieur Dapfuhl en sanglotant avec de grands cris, ma pauvre malheureuse fille, il n’est que trop certain, c’est le gnome qui vient pour t’enlever et me tordre le cou. Rassemblons ce qui peut nous rester de courage, peut-être est-il possible d’apaiser la colère de l’esprit des éléments, conduisons-nous avec assez d’adresse pour le faire tomber en notre pouvoir. Je vais de suite te lire, ma chère enfant, quelques chapitres de Lactance ou de Thomas d’Aquin sur le commerce avec les esprits élémentaires, afin que tu n’ailles pas commettre quelque bévue.

Mais avant que le sieur Dapfuhl eût pu prendre en main le Lactance, le Thomas d’Aquin ou tout autre grimoire élémentaire, on entendit retentir à peu de distance une musique que l’on aurait pu comparer à celle que font ordinairement les enfants au jour de Noël. Un beau et long cortège monta la rue. En tête s’avançaient de soixante à soixante-dix cavaliers de petite taille montés sur des chevaux jaunes, leurs habits étaient jaunes aussi comme celui de l’ambassadeur. Ils portaient des bonnets pointus et des bottes de bois d’acajou. Ils précédaient une voiture attelée de huit chevaux jaunes et du plus pur cristal. Environ quarante autres voitures moins brillantes, et attelées tantôt de six, tantôt de quatre chevaux, suivaient la première. Une foule de pages, de coureurs et d’autres domestiques s’agitaient de toutes parts couverts de riches costumes, de sorte que le tout formait un spectacle aussi agréable qu’étrange.

Le sieur Dapfuhl était plongé dans des réflexions profondes. La demoiselle Anne, qui ne se fût jamais imaginé que la terre pût produire autant de belles choses, oublia tout, même de fermer sa bouche qu’elle tenait assez grandement ouverte.

Le carrosse à huit chevaux s’arrêta devant le sieur de Zabelthau. Les cavaliers sautèrent en bas de leurs montures, les pages, les domestiques se précipitèrent en foule, la portière fut ouverte, et celui qui sortit de la voiture sur les bras de ses gens ne fut personne autre que le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz. Pour ce qui était de l’élégance de ses formes, le baron était loin de pouvoir être comparé à l’Apollon du Belvédère et au Gladiateur mourant : car, outre qu’il avait trois pieds de haut à peine, le tiers de son corps consistait en une énorme tête qu’ornant agréablement un long nez recourbé et deux gros yeux saillants en forme de boule, et comme le corps était aussi assez long, il ne restait que quatre pouces environ pour les cuisses. Ce petit espace était assez bien utilisé, car il se terminait par les pieds les plus jolis et les plus barons que l’on pût imaginer. Il est vrai qu’ils paraissaient trop faibles pour supporter l’honorable tête. Le baron marchait en chancelant, tombait de temps en temps, mais se trouvait de nouveau à l’instant sur ses pieds comme certains joujoux, de manière que ses chutes prenaient l’apparence agréable des évolutions d’une danse. Le baron portait un habit très-étroit, d’une brillante étoffe d’or, et un bonnet qu’on aurait pu prendre pour une couronne, surmonté d’un immense panache composé d’une quantité de plumes d’un vert de chou.

Aussitôt que le baron eut touché la terre, il s’avança vers le sieur Dapfuhl de Zabelthau, lui prit les deux mains, se hissa à son cou, où il se cramponna, et lui dit d’une voix beaucoup plus forte qu’on n’eût dû l’attendre d’un si petit personnage :

— Ô monsieur Dapfuhl de Zabelthau, mon cher père bien-aimé !

Aussitôt il descendit adroitement du cou du sieur Dapfuhl et se précipita vers mademoiselle Annette. Il lui prit la main qui portait l’anneau, la couvrit de bruyants baisers, et cria avec autant de sonorité qu’avant :

— Ô mademoiselle Anna de Zabelthau, ma fiancée chérie !

Et puis il frappa dans ses mains, et la musique piaillarde se fit entendre aussitôt, et plus de cent petits hommes, partie sur les pieds, partie sur la tête, se mirent à danser, comme l’avait fait le courrier, des pyrrhiques, des trochées, des spondées, des dactyles, des choriambes, que c’était plaisir de les voir.

Pendant toute cette joie, demoiselle Annette se remettait un peu de l’effroi que lui avait inspiré le petit discours du baron ; et elle était tombée dans une foule de réflexions inspirées par une économie bien calculée.

— Comment, se disait-elle, tout ce petit monde pourra-t-il tenir dans notre maison ? En s’excusant sur la nécessité, les valets tiendront bien tous dans la grange ; mais où mettrai-je les gentilshommes qui sont venus dans les carrosses, et qui sont évidemment habitués à être couchés mollement dans de belles chambres ? Quand nous devrions faire sortir de l’écurie les deux chevaux de labourage, et si j’étais assez impitoyable pour envoyer dans la prairie la vieux renard boiteux, aurais-je encore un espace suffisant pour toutes les petites bêtes de chevaux que cet affreux baron a amenés avec lui ? Et il en est de même des quarante et une voitures. Mais voici qui est encore plus