Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/50

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grosse tête, les généraux Ognons et Betteraves, tous dans les plus brillants costumes de leur rang et de leur état. Et pendant ce temps, cent adorables pages Lavandes et Sassafras couraient ça et là et répandaient de délicieux parfums. Lorsque Ockerodastes monta les marches du trône avec demoiselle Annette le maréchal Tournesol fit un signe avec son grand bâton, et aussitôt la musique se tut et il se fit un respectueux silence. Alors Ockerodastes dit d’une voix solennelle :

— Fidèles et bien-aimés sujets, vous voyez à mes côtés la noble demoiselle Anna de Zabelthau que je me suis choisie pour épouse. Riche de jeunesse et de beauté, elle vous a déjà depuis longtemps considérés avec les yeux d’une tendre mère, elle a étendu pour vous des lits gras, elle vous a comblés de ses soins, elle restera toujours pour vous une digne protectrice du pays. Faites maintenant entendre vos respectueux applaudissements, comme aussi vos cris d’une allégresse contenue, en récompense du bienfait que je veux vous accorder.

Sur un second signe du maréchal Tournesol, mille cris de joie s’élevèrent, l’artillerie des ognons en fleur fit feu, et les musiciens de la garde des carottes jouèrent l’hymne de fête :

Ce fut un moment sublime qui arracha des larmes de joie aux grands du royaume, surtout aux dames choux panachés.

— Demoiselle Annette était presque toute décontenancée, lorsqu’elle vit que le petit homme avait sur la tête une couronne étincelante de diamants et tenait à la main un sceptre d’or.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains dans su surprise, vous êtes plus que vous ne paraissez, mon cher monsieur Cordouan Spitz.

— Annette adorée, répondit Ockerodastes à voix basse, la destinée me force à paraître devant monsieur votre père sous un nom supposé. Apprenez, ma chère enfant, que je suis un roi des plus puissant, et que je commande un royaume sans limites qu’on oublia de colorier sur la carte. C’est le roi des légumes Daucus Carotta Ier qui vous offre sa couronne et sa main. Tous les princes légumes sont mes vassaux, et le roi des fèves, d’après une coutume consacrée par le temps, gouverne un seul jour dans l’année.

— Ainsi, s’écria joyeusement demoiselle Annette, je serai une reine, et ce magnifique potager m’appartiendra !

Le roi Daucus Carotta lui en donna l’assurance et ajouta que tout légume qui sortait à peine de la terre était soumis à son empire.

Demoiselle Annette n’avait rien attendu de pareil, et elle trouva que le petit Cordouan Spitz était devenu moins laid, depuis le moment où il s’était transformé en roi Daucus Carotta I{{er}, et que la couronne, le sceptre et le manteau royal lui allaient admirablement. Et en considérant les manières aimables du fiancé, et en même temps les richesses que lui apportait cette union, elle restait convaincue que nulle jeune campagnarde ne pourrait trouver un meilleur parti qu’elle. Elle se trouvait très-contente, et demanda à son royal prétendu s’il resterait dans le palais et si la noce ne se célébrerait pas le lendemain.

— Quelle que soit ma joie d’entendre un pareil désir exprimé par ma fiancée adorée, dit le roi Daucus, cependant je dois, à cause de certaines constellations, retarder encore l’instant de mon bonheur. Le sieur Dapfuhl ne doit pas, pour le moment, apprendre la royauté de son gendre, car autrement les opérations qui doivent opérer son union avec la sylphide Nechahilah s’en trouveraient troublées. J’ai de plus promis au sieur de Zabelthau que les deux noces se célébreraient le même jour.


Édmond et Albertine


Demoiselle Annette fut solennellement invitée de ne pas dire un mot de tout ceci à son père, et elle quitta la tente de soie aux bruyantes acclamations du peuple enivré de joie de sa beauté et de l’affabilité de ses manières.

Elle vit en songe encore une fois le royaume du charmant roi Daucus Carotta et nagea dans la félicité la plus pure. La lettre qu’elle avait envoyée au sieur Amandus de Nebelstern avait fait sur le pauvre jeune homme une bien terrible impression. Peu de temps après, Anne reçut la réponse suivante :

« Idole de mon cœur, céleste Anna…

» Les mots de ta lettre étaient des poignards aigus, des poignards brûlants empoisonnés et donnant la mort. Ils ont percé mon cœur. Ô Anna, tu dois m’être enlevée ! Je ne comprends pas que je n’aie pas que je n’aie pas perdu à l’instant la raison et que je n’aie pas fait quelque atroce extravagance. Mais, plein de chagrin de mon sort, j’évitai la société des hommes ; et, aussitôt après le dîner, sans jouer, comme toujours, au billard, je me précipitai vers la forêt, où je me tordis les mains, et redis cent fois ton nom ! Il commença à pleuvoir avec force, et j’avais justement une toque neuve de velours rouge avec un magnifique galon d’or. Les gens disent qu’aucune ne me va aussi bien que celle-là. La pluie pouvait en flétrir l’éclat, mais qu’importent à l’amour au désespoir les toques, les galons et le velours ! j’errai au hasard, et je me trouvai traversé et glacé de froid. J’entrai dans une auberge voisine où je pris du vin chaud et fumai une pipe de bon tabac de Virginie. Bientôt je me sentis transporté d’un enthousiasme céleste, j’atteignis en toute hâte mon portefeuille, je jetai sur le papier une douzaine de poëmes, et… ô don singulier de la poésie ! mon désespoir d’amour s’envola. Douce Anna ! bientôt je vais courir auprès de toi comme un chevalier protecteur, et je t’arracherai au scélérat qui veut t’enlever à moi ton fidèle Amandus de Nebelstern.

» J’appellerai en tout cas au combat le sieur de Cordouan Spitz ; mais, ô Anna ! chaque goutte de sang que peut répandre ton Amandus sous les coups d’un rival est du précieux sang de poète. C’est l’ichor des dieux qui ne peut être répandu. Le monde veut qu’un esprit comme le mien se conserve pour lui. Le glaive du poète est la parole, le chant. Je veux l’attaquer avec des chants de guerre tyrtéens, je veux le percer de mes épigrammes, le déchirer avec mes dithyrambes pleins de fureur d’amour. Voilà les armes du vrai poëte, et ainsi armé je vais apparaître et conquérir ta main. Ô Anna ! adieu encore une fois, je te serre sur mon cœur, espère tout de mon amour, et de mon héroïque courage, que rien n’effrayera pour briser les lacs infâmes dans lesquels un démon, selon toute apparence, est venu l’enlacer. »

Demoiselle Annette reçut cette lettre, juste au moment où elle jouait à des jeux d’enfant, derrière le jardin, avec le roi Daucus Carotta, qu’elle se plaisait à renverser dans sa course ; mais, contre son habitude, elle mit dans sa poche, sans la lire, la lettre de son bien-aimé, et nous verrons tout à l’heure qu’elle était arrivée trop tard.

Le sieur Dapfuhl ne pouvait nullement comprendre comment Annette avait si rapidement changé sa manière de voir, et comment Porphirio, qu’elle trouvait d’abord épouvantable, avait conquis son amour. Il consulta à ce sujet les astres, qui ne lui donnèrent que des réponses peu satisfaisantes ; et il en conclut que les sentiments des humains sont plus difficiles à pénétrer que les secrets de la nature, et ne se laissent comprendre par aucune constellation. Car, que la nature supérieure du fiancé eût inspiré de l’amour à sa fille, voilà ce que, vu la laideur du petit, il ne pouvait pas admettre ; et